Bangui n’est plus ce qu’elle était. Après des mois de déchirement, le constat, aussi flagrant que désolant, est dans toutes les bouches. Mais il est surtout partagé par ceux qui ont connu l’époque du président-empereur Jean-Bedel Bokassa, treize années de règne sans partage pour la Centrafrique, dans les années 70. Pot pourri de témoignages dans un pays meurtri.
Bangui, République centrafricaine, septembre 2014
« Sous Bokassa, les boites de nuit étaient légion », se rappelle S. E. l’Ambassadeur de Libye à Bangui. Ancien détenu politique des geôles de Kadhafi, lui connaît toutes les facettes de ce genre de régime. Autrefois, la capitale centrafricaine jouissait d’une salubrité et d’un calme apparent propres aux régimes autoritaires. Aujourd’hui, elle a l’air d’une vieille prostituée démaquillée et souillée par la perversité des hommes.
Quelle paix des morts ?
Quelques décennies plus tard, alors que certains Centrafricains regrettent le « bon vieux temps » idéalisé — telle une muse fantasmée et inatteignable—, une crise sans précédent frappe la terre d’Oubangui-Chari[1]. Le déchirement est soudain et profond. Si le pays n’a pas connu de réelle période de stabilité depuis son indépendance en 1960, il n’a pas le souvenir d’une telle brutalité. Les membres des milices Séléka et Anti-balaka ont commis des exactions inouïes sur des congénères, comme si le temps d’un battement de cil avait suffi à faire de leurs voisins des ennemis à anéantir par-delà même leur mort clinique. La férocité se lit sur les corps, se comprend par les innombrables témoignages et se déplore partout : un vrai fléau. Ou l’inanité de chercher à expliquer l’inexplicable.
Pas de réconciliation
Sous perfusion humanitaire et militaire, la République centrafricaine (RCA), fiévreuse et courbaturée, se réveille péniblement d’un cauchemar léthargique. En manque criant d’infrastructures, amputée de milliers de ses membres et déséquilibrée par les déplacements de population, elle cherche des appuis fiables pour se redresser. La foi religieuse apparaît comme son meilleur soutien moral. Alors que l’État gît dans une décrépitude affligeante, le discours des autorités religieuses résonne plus que jamais, les églises et les mosquées sont les fiefs des plus démunis, et la parole de Dieu réchauffe le cœur des hommes.
On a beau l’attendre, le crépuscule d’une réconciliation se fait désirer. Et pourtant le terme est récurrent. A l’image d’un mot latin oublié, on ne sait comment cette réconciliation se décline. Les jalons de la réconciliation sont « le face-à-face viril et sincère entre tous les Centrafricains ». Cette phrase, anonyme, est celle que prononcent ministres, autorités religieuses et simples citoyens lorsque nous leur tenons le micro. Tous soulignent néanmoins l’impératif de justice pour entrevoir la lueur réconciliatrice. Or, vu l’état de l’administration centrafricaine, on peut toujours rêver à une justice immanente, jaillissante et capable de panser les plaies nombreuses. C’est avec la vie tout entière qu’il faut pouvoir se réconcilier après tant de cruauté. Et les innombrables minorités de ce pays réclament une égalité des droits et de dignité.
Sur les bords du fleuve Oubangui qui coule, imperturbable, vers le Congo-Brazzaville, et en face de la République Démocratique du Congo, nous interrogeons Symphorien Goundou, un humanitaire parmi tant d’autres. Ancien boxeur, on voit bien qu’il pèse ses mots comme des coups à donner, pour ne pas frapper dans le vide. Et pourtant, quand on lui donne la parole sur la situation humanitaire, son débit devient incessant.
« Le panier de la ménagère banguissoise est déplorable »
« Le panier de la ménagère banguissoise est déplorable », s’indigne le président honoraire de l’association Cœur secours (autrefois Chrétien secours, avant les troubles qui ont secoué le pays), l’une des innombrables ONG centrafricaines, dans la ville de Bambari. Vingt-quatre à quarante-huit heures de trajet routier sont désormais nécessaires pour relier la capitale à ce chef-lieu de la préfecture de Ouaka, à 380 kilomètres au nord-ouest de Bangui. L’état des routes ne cesse de se dégrader. À Bambari, l’association de Symphorien prend en charge les orphelins et paye depuis des années les redevances scolaires de milliers d’enfants. Cette année comme la précédente, pourtant, ils n’iront pas en classe, non pas faute d’infrastructures ni de moyens adéquats, mais bien parce qu’instituteurs et élèves craignent pour leur vie. Cela fait deux ans déjà que des milliers d’enfants échappent à l’éducation.
Vendredi 27 septembre
En ce jour de prière à la grande mosquée du PK5, quartier musulman retranché de Bangui, l’ambassadeur du Soudan a livré des sacs de provisions pour quelques dizaines de ménages avoisinants. Dans l’enceinte même de la mosquée, des dizaines de familles ont trouvé refuge après la destruction de leur maison par les Anti-balaka et passent la saison des pluies sous des bâches couleur kaki, couleur boue, couleur sans vie. Après que les têtes des fidèles ont touché le sol de la mosquée, on frôle un début d’échauffourées entre certains pères de famille. Il n’y a pas assez de vivres pour tous les fidèles qui encerclent, en rangs serrés, ce rationnement de fortune. L’ambassadeur de Libye est présent lui aussi. Dans un costard impeccable, le regard masqué par de clinquantes lunettes de soleil, il fait la leçon à la communauté. Ses mains sont plus bavardes que sa bouche.

« Il lève les bras, se balance pour qu’on vote pour lui. À chacun son paradis »[2]
Une fois la distribution terminée, d’aucuns s’estiment lésés. Ils commettent des vols et s’adjugent les provisions qu’on leur a refusées.
Le Haut-Commissariat des Nations unies pour les Réfugiés (UNHCR) estime à plus de 400’000 le nombre de déplacés internes en RCA. On pourrait multiplier indéfiniment les exemples de la précarité profonde qui règne sur l’ensemble du territoire national et même au-delà, dans les camps de réfugiés des pays voisins. Les rapports des ONG d’envergure sont tous plus alarmants les uns que les autres.
Pourtant, les signes encourageants jouent du coude pour se démarquer dans la jungle ambiante. Dans le quartier musulman de Bangui, des jeunes garçons jouent au football sur la terre battue. Ils sont fiers de faire visiter l’église qui se dresse encore intacte sur le bord de leur terrain de jeu. Fiers de montrer le respect qu’ils témoignent à l’égard de cette maison de Dieu. À Bangui, largement minoritaires, les musulmans ont vu leurs mosquées détruites les unes après les autres. Ils mettent donc un point d’honneur à se différencier de leurs homologues chrétiens. Lorsqu’un enfant escalade le mur d’enceinte, il est immédiatement réprimandé par l’un de ses aînés. Tous nient la religiosité de la crise centrafricaine : « Il n’y a même pas débat ».
« Hollande, fils de pute »[3]
S’ils revêtent volontiers le maillot de l’équipe de France de football, ces jeunes vivent dans un quartier où les murs sont couverts d’inscriptions hostiles à la présence française en Centrafrique. L’armée française est accusée de laisser les Anti-balaka se livrer impunément à des exécutions sommaires et d’une violence barbare sur chaque musulman qui s’aventure hors son pré carré.
Sur quoi va déboucher cette crise ? Il va être temps pour tout un chacun de se demander de quoi elle est révélatrice. Sans angélisme et avec courage, par-delà les rancœurs et les blessures, il va falloir penser l’avenir. L’urgence dure un temps. Ce temps n’est pas encore révolu. Pourtant, chaque Centrafricain possède en lui la clé pour sortir de cette situation d’urgence, la clé vers l’au-delà.
À suivre
Lire les autres articles de Trafalgar sur le sujet ici et ici
[1] Nom hérité de la période coloniale française.
[2] Mc Solaar, Paradisiaque, 1997.
[3] Inscription au pied de la statue de Georges Koudoukou (soldat d’Oubangui-Chari mort pour la France à la bataille de Bir-Hakeim, dans le désert de Libye, en juin 1942) à l’entrée du PK5, quartier musulman de Bangui.
Auteur : Youri H
Photographies : © Léonard Fisch
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