Il fallait bien que quelqu’un l’écrive, cet hymne au Djihad. Quelqu’un que ça démangeait sans doute depuis les premières têtes qui roulent sur le sable mésopotamien. Depuis Daech, le retour du Califat. Les djihadistes, eux, n’ont pas attendu pour sortir leur magazine, Dabiq, en grand format et en photos couleur à la Paris Match. Alors Marc-Édouard Nabe a mis l’État islamique en page, lui aussi.
« Tout ce qui est en dehors de la page faite ou à faire n’est qu’un sinistre brouillon. La vie est à mettre au propre », Marc-Édouard Nabe, Au Régal des Vermines, 1985, p. 44
C’est un cantique. Un psaume aux héros du Djihad, un hommage aux Dieux qui reprennent leur place, aux Mille et Une Nuits qui renaissent. C’est ainsi que Nabe l’entend en tout cas. Le premier numéro du magazine Patience a vu le jour il y a quelques semaines, entièrement consacré à un mouvement très sacré, justement. Daech pour les nuls, comme en parle l’auteur, c’est la réalité qu’on se mange en pleine gueule, tous. Trente ans après son Régal des Vermines, Nabe régale encore, en surfant sur une mer de sang qui inonde le sol aride irakien.
Libérez la réalité
Quatre-vingt pages d’une ferveur à laquelle Nabe nous a habitués, d’enthousiasme et de violence. Le texte est agrémenté de photos en pleine page, horrifiantes. Scènes de décapitation, de corps mutilés. Le poids des mots, le choc des photos. Il fallait la libérer cette réalité. Sur fond noir, comme les étendards de l’État islamique, le quatrième de couverture ne comporte que trois mots inscrits en blanc : Libérez la réalité.
De son côté, le « magazine islamiste fanatique » Dabiq [1] « fait la couv’ de son n°2 sur “Le Déluge” ». Daech se prend pour Noé et entend « sauver les croyants véritables du monde entier qui en ont marre du déluge de saloperies mondiales » (Patience, page 63). Ainsi, Daech se réapproprie l’Ancien Testament… en Mésopotamie !
Nabe, le regard aiguisé comme les lames des moudjahidines de Daech, nous replonge dans le contexte de cette région du monde, de Lawrence d’Arabie à Abou Bakr al-Baghdadi. Quelques rappels historiques, puis le réel, toujours le réel, glacial, même en plein désert : « Un climat entre l’Épuration et la déferlante des Huns d’Attila ».
« Al Qaïda punit, Daech construit »
Des trognes de hippies, qu’ils ont, les moudjahidines : « jeunes chevelus hirsutes avec des bonnets ou des casquettes. De grands sourires fendent leurs barbes épaisses, leurs cheveux longs finissent en chignon même. […] des dégaines à la Jimi Hendrix avec des tronches à la Sonny Rollins période “The Bridge” ! Ils tiennent leurs kalachnikovs comme des Sratocaster et des saxos ténor ». Et chacun a sa place : « T’es bon en Aïd ? OK. Tu vas me couper cet Américain ».

Mais on ne s’arrête pas là. Ça vend de l’or noir en barils et par milliers, ça redistribue aux pauvres, ça veut frapper sa propre monnaie. De l’or ! jaune celui-ci, de l’argent, du cuivre.
« Finie la spéculation virtuelle… Pas de taux de change possible. Guerre à la guerre des monnaies ! Pas mieux pour vraiment niquer le « système monétaire tyrannique » de l’Usure… Ezra Pound serait fier d’eux !… » (Patience, page 19)
Quoi de plus urgent et de plus légitime que de ré-instaurer le califat pour les Musulmans ? La question est posée, chacun aura sa réponse. Pour Marc-Édouard Nabe, Daech risque bien de sceller… la paix mondiale.
Et pour cause ! Il y a quelques mois encore, Bachar el-Assad semblait cristalliser, incarner mieux que quiconque l’indignation de l’Occident. Il était devenu la ligne Maginot de démarcation narcissique entre Américains et Russes. Pas mal, mais le calife fraîchement enturbanné al-Baghdadi a fait mieux (ou pire, c’est selon), en faisant prendre aux quatre antagonistes (États-Unis, Arabie Saoudite, Iran, Syrie) des allures de Mousquetaires : Un contre tous et tous contre Un.
4 juillet 2014, mosquée de Mossoul, prêche du nouveau calife Abou Bakr al-Baghdadi (retour aux fondamentaux et reprise des termes d’Abou Bakr As-Siddiq — dont il partage le nom —, compagnon du prophète devenu premier calife après sa mort) :
« Le califat est une obligation qui a été délaissée très longtemps, si absente de notre vie que beaucoup de Musulmans ne la connaissent pas. Ils doivent s’efforcer constamment de l’instaurer. Et voilà qu’ils viennent de le faire, alors louange à Allah ! J’ai été éprouvé en ayant été désigné pour porter cette responsabilité. C’est une très lourde charge. J’ai été désigné pour vous diriger, mais je ne suis pas meilleur que vous… Si vous voyez que j’ai raison, alors soutenez-moi et, si vous voyez que j’ai tort, alors conseillez-moi et remettez-moi sur le droit chemin. Obéissez-moi tant que j’obéis à Allah en vous, mais si je Lui désobéis, vous ne me devez aucune obéissance… »
Disons-le de suite, Daech a mis tout le monde d’accord, ou presque. Les Musulmans entre eux, c’est plus difficile. Alors que la France pleurnichait la tête tranchée d’Hervé Gourdel parti faire du trekking dans l’Atlas une brindille à la bouche, des voix (toujours les mêmes : Dalil Boubaker, président du Conseil français du culte musulman en tête, pas encore tranchée celle-ci) clamaient, par un anglicisme dont notre époque est friande : « Not in my name ». Tous les Musulmans de France appelés à se désolidariser (un comble !) de leurs frères au Djihad. Au motif que Daech, ce n’est pas l’Islam.
Pas d’omelette sans casser des œufs
Couper des têtes, à tire-larigot, c’est sûr que ce n’est pas l’apanage de l’Islam. Autrement, quel merveilleux djihadiste, ce républicain radical de Robespierre ! Lui aussi, c’était la Terreur. Il avait un idéal. « On ne fait pas de révolution sans couper des têtes ». La prise de la Bastille, tout le monde en est très fier, mais 1793, c’étaient des illuminés bien sûr.
Pour Nabe, le Djihad, « c’est de l’art contemporain ! ». Du pur sadisme. Quelle ironie ! Les rigoristes de Daech ultimes représentants de l’esprit du Marquis sur Terre.
« C’est parce que Sade est un idéaliste qu’il prône le meurtre. […] Il a raison : l’idéal, ce serait le Carnage pur et simple. » [2]
Accords Sykes-Picot et colonisation. Puis décolonisation, nationalisme arabe et autres révolutions de jasmin : tout ça c’est bien pour boire du thé, tranquillement. Pour refaire le monde à l’ombre. L’État islamique (ou islamiste, c’est pareil), c’est le pied de nez le plus parfait aux islamistes élus. Prendre le pouvoir par les urnes, au sein d’un État-nation ? Pour se faire avaler, digérer, recracher par l’ogre insatiable démocratique ? Jamais ! Tel est le cri des jeunes idéalistes qui ont quitté leurs cités, jeunes hommes et jeunes femmes laissant leur famille à l’abandon, pour embrasser la plus grande famille de la Oumma, offrant leur sang, leur chair, leurs bras et leurs cuisses. Pour la cause.

Et ce cri, il signifie quoi ? Merde aux Palestiniens. Daech fait cramer leur drapeau. Merde à tous les militants nationalistes médiocres et mesquins, les frontières doivent péter.
Manipulés ! Endoctrinés ! Lavés du cerveau sur facebook !
Et la jeunesse qui choisit elle de pourrir, de mourir ici, elle n’est pas manipulée ? C’est en gros la réponse de Nabe. Ces jeunes djihadistes sont des gens sincères. Partir, pour eux, c’est espérer. Se battre, c’est exister.
Polémique ? Difficile à dire. Nabe n’est invité nulle part pour oraliser ce jet d’encre de plus dans la mare journalistique et littéraire. Cette provocation, cet éloge révolutionnaire, cette apologie désintéressée pas dénuée d’intérêt, mais dont personne ne parle dans les médias (alors que sur la toile on la scanne, la censure par passages et par puritanisme, qu’on la tweete à tout va, la commente et se la refile sous le manteau). Parce que ça fait mal. Tout le monde, Chrétiens, Chiites, Sunnites, Juifs, Américains, Français, Anglais, le système, les antisystème, tout le monde vous dis-je, en prend pour son grade.
De toute manière, écrire, c’est être seul, non pas au monde mais contre le monde. Il y a chez Nabe autant d’amour de la Vérité que de haine du compromis. On peut résumer son magazine Patience par cette phrase qui, en 1938, accueillit le sulfureux pamphlet de Louis-Ferdinand Céline Bagatelles pour un massacre :
« Voici de la belle haine bien nette, bien propre, de la bonne violence à manches relevées, à bras raccourcis, du pavé levé à plein biceps ! […] C’est une barricade individuelle, avec, au sommet, un homme libre qui gueule, magnifiquement… », Jules Rivet, Le Canard enchaîné, 12 janvier 1938
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[1] Dabiq, ville de Syrie mentionnée dans un hadith sur le malahim, équivalent de l’Armageddon dans l’eschatologie musulmane. Selon la prophétie, une guerre doit s’y dérouler entre une armée islamique et une armée chrétienne avant la venue de l’Antéchrist (al-Dajjâl).
[2] Marc-Édouard Nabe, Au Régal des Vermines, 1985, p. 39
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