L’année 2015 fut sanglante pour la France. Elle fut aussi hautement littéraire. À condition de voir, dans les événements du 7 janvier et du 13 novembre, une déflagration métaphysique digne de celle d’un pipe-line au milieu du désert.
Catastrophes ou miracles ? À la galerie de Marc-Édouard Nabe, dans le Vème arrondissement de Paris, l’artiste et une poignée de coreligionnaires ont rendu hommage à leur manière aux attentats djihadistes. Au châtiment qui a plongé la France et l’Occident dans la torpeur en entretenant la flamme de l’ « anarchie obligatoire ».
En 1984, déjà, Nabe écrivait ce « Billet doux » dans le Vertiges des lettres n° 3 :
« J’adore le terrorisme ! Toutes ces dynamites, ça met de l’ambiance ! Le massacre des innocents moderne ! Je crois qu’il y a une mystique du terrorisme. Cette gratuité a quelque chose de romantique. Les déflagrations sont les poèmes de notre temps. Le sonnet Molotov : voilà l’époque ! On fait rimer les causes perdues aux quatre points de l’univers… Boum, boum ! Quels enjambements ! C’est la consternation des pucelles. On ne comprend pas plus une bombe qu’un beau vers. L’anonymat remplace la fatalité. Qui et pourquoi ? La religion ne s’est pas posé d’autres questions… Les attentats sont les nouveaux miracles ! »
« La Foi pisse à la raie du doute ! »
Une apologie ? Il y a plus de trente ans, Marc-Édouard Nabe pardonnait déjà aux kamikazes de se faire péter à la face de l’Injustice. Son discours n’a pas changé. Il demeure follement cohérent. Religieusement rationnel. L’horreur du sang, il ne s’en réjouit pas. Nabe voit simplement dans la violence de l’attentat un moyen de « réveiller les consciences ». Les réveiller à seaux d’eau glacée, à coups de kalachnikov ou de mots, chacun sa méthode.
Sans éditeur ni invitation à s’exprimer dans les médias, Nabe a sorti coup sur coup deux numéros de sa revue Patience. Il y convoque James Foley, otage américain décapité par les moudjahidines de l’État islamique, les modèles d’Hervé Gourdel, les frères Kouachi ainsi qu’Amédy Coulibaly, Ornette Coleman et Éric Dolphy d’une certaine manière, le calife autoproclamé Abou Bakr al-Baghdadi, tout Charlie Hebdo dont les dessins sont passés au peigne fin, bref, des Arabes et des moins arabes. Et Nabe s’est donné pour mission de « libérer la réalité ». En retour, la revue daéchienne Dar al-Islam a consacré à l’écrivain français plusieurs pages de sa rubrique « Les mots de l’ennemi ».
Tous ces mots auraient d’ailleurs pu venir alimenter le joyeux bordel[1] parisiano-cultureux, heurter les ménagères et attirer une myriade de flics et de journalistes. Mais non. Le silence a enveloppé de son voile intégral ce qui aurait pu être l’événement littéraire de la rentrée. Nabe, personne ne veut en parler. Même si quelques uns de ses jeunes lecteurs se sont rendus à la remise du prix Goncourt 2015, tentant en vain de rappeler aux guignols de l’édition « ce que c’est que la littérature ».

Les Éclats de Nabe, chapitre 1er
C’est donc dans sa galerie, Johnny Smith en fond sonore et peintures aux murs, que la littérature continue de vivre. On y entre tous les soirs de la semaine, soit par simple curiosité, soit pour échanger quelques mots avec l’auteur, acheter un bouquin, apprendre douze mesures de blues, esquisser trois pas de danse ou tenter de mettre un nom sur le portrait d’Isidore Ducasse.
Ces rencontres entre visiteurs d’un soir, Nabe et quelques aficionados ont donné naissance à un média, des séquences de vie filmées et diffusées sur Youtube. Presque chaque jour, une dose de nabisme, parfois légère et insouciante, parfois acerbe et profonde. Les Éclats ont accueilli une ribambelle de personnages originaux qui pourraient sortir tout droit de la Commedia dell’arte. Quelle diversité ! Des Danoises en vacances, un jeune Iranien, des mannequins kazakhes, des Chinoises, des Arabes, des antisémites, des philosémites, des musiciens, un flic qui patrouille pour exciter les complotistes, un cinéaste, une vedette du Net, des salariés d’Air France qui mettront leur hôte en demeure pour avoir diffusé le film de leur rencontre, un skateboardeur, un prêtre blanc, Jean-Luc Mélenchon, un éditeur, des séducteurs, des puceaux et des poètes. Parmi eux, peu de Charlie !
De Noël à Noël, la belle vie des Éclats
Tout ce beau monde a participé, chacun à sa manière, à une grande fresque contemporaine. Cette mosaïque débutée au Noël orthodoxe – le premier Éclat se déroule plusieurs mois avant les autres, c’est Le 7 janvier de Nabe, où l’artiste entouré de quelques amis regarde le journal télévisé sur un ordinateur, le soir de la tuerie de Charlie Hebdo – s’est achevée au Noël romain suivant – la dernière vidéo des Éclats est parue le 25 décembre 2015.
Parmi ces morceaux de fresque, il y a quelques chefs d’œuvre du genre. Dans Regarde, toutes les flèches qu’ils m’ont envoyées, tes frères…, Nabe évoque l’absence de reconnaissance, chez les Arabes et les musulmans, pour son soutien, sa soif de Justice. Lui qui depuis trente ans appelle à l’insurrection orientale contre l’arrogance de l’Occident. D’autres, avant lui, Vergès, Siné, Carlos, ont récolté l’indifférence, voire le mépris de ceux pour qui ils se battaient, à coup de dessins, de plaidoiries, de planquage de résistants FLN ou de bombes assassines ! Les femmes arabes pourtant – dont plusieurs ont partagé sa vie –, sont les seules à n’avoir jamais trahi le combat de Nabe. L’écrivain reconnaît leur justesse de jugement. De la part des hommes, ce n’est pas la même solidarité !
Regarde, toutes les flèches qu’ils m’ont envoyées, tes frères…
Déjà, le titre de l’Éclat ! Tiré d’une phrase que Nabe, « petit kafir » islamiquement parlant, prononce à l’égard des Arabes, éminemment poétique, mystique même ! Les flèches du désamour, de l’ignorance et du mépris pour celui qui a rendu grâce à Ousama Ben Laden avec Une lueur d’espoir dès 2001. Un livre qui consacre le lien ésotérique que l’auteur se sent partager avec le terroriste arabe.
En 2003, Nabe était à Baghdâd, en pleine guerre d’Irak, d’où il a rapporté Printemps de feu. Un printemps arabe à lui tout seul ! Et en 1987, Nabe recopiait dans son journal intime, en invitant le lecteur à l’apprendre par cœur, le « solo coltrainien » de Georges Ibrahim Abdallah à son procès. Le Libanais, pas musulman non plus, accusé d’être à la tête des Fractions armées révolutionnaires libanaises et défendu par Jacques Vergès, avait lancé à la cour d’assises et à tout l’Occident avec elle : « Avec quelle sérénité et quelle indépendance prétendez-vous juger des actes de guerre en les isolant du processus de l’agression impérialiste perpétrée contre notre peuple ! »[2].
« Alors, fous de Dieu, réveillez-vous ! Mollahs en rage, allez-y, faites-les trembler ces Occidentaux qui osent vous donner des leçons, eux les corrompus du trognon, les vrais censeurs permanents ! Chers fanatiques, menacez-moi ces ordures veules qui feignent la chevalerie tolérante alors qu’ils sont trop contents, soyez-en sûrs, de se payer dans cette affaire une bonne tranche d’antiarabisme. »[3]
Face aux conspirationnistes chroniques, la guerre est déclarée. Nabe promet, en citant Mao Tsé-Toung, qu’il ira « de défaite en défaite jusqu’à la victoire ». Cela dit, on pourrait lui trouver un lien mystique avec d’autres gens aussi. Tous ces jazzmen dont les notes rebondissent dans sa carcasse, comme lorsque Nabe entonne debout dans sa galerie, par-dessus le saxophone de Bird, un magnifique solo parkérien. Cette façon de communiquer sa joie de vivre et son amour du jazz a quelque chose de céleste. Les Éclats sont véritablement animés au sens qu’ils possèdent une âme. Ce qu’ils transmettent est à la fois très concret en termes de discours et très métaphysique. En 1995, déjà, Nabe apparaissait sur le plateau télévisé de Jean-Edern Hallier. Il ne pouvait s’empêcher de se réjouir que des casseurs saccagent une cabine téléphonique et d’y voir un acte métaphysique…
D’autres Éclats. Au hasard, celui du vernissage de l’exposition « Tableaux choisis ». À l’étage de la galerie, une bande de jeunes filles, escortée par un dragueur en herbe haut comme trois pommes, tente de gagner une bouteille de Champagne en devinant le nom de l’auteur des Chants de Maldoror peint par Marc-Édouard Nabe. Au rez-de-chaussée, un homme lit à haute voix un passage de L’Âge du Christ (1992) qui s’achève ainsi : « … c’est fini, le XXème siècle ». Le plus souvent, Art Blakey ou Lester Young résonnent dans la galerie. Ils jouent tous sur la bande originale des Éclats, mais c’est Albert Ayler la vedette !

C’est encore un hymne au Chaos. Cette fois, le comité est plus restreint, quelques types lisent un bouquin sur une chaise, David bat la mesure avec des baguettes de batterie, Nabe est euphorique. Le saxophone d’Albert Ayler, aujourd’hui, c’est toujours un objet sonore non identifié. Le tintamarre foldingue, mystique, christique ! Il faut imaginer Jésus Ayler Superstar cassant tout sur son passage, mettant le temple du rock’n’roll sens dessus dessous. Du free-jazz à fond la caisse, c’est le Désordre Juste à Bordelgrad ! Sur Youtube, l’atmosphère se crispe, même si ce n’était pas le but. Nabe et les gens qui fréquentent sa galerie formeraient une sorte de secte d’illuminés ! Illuminés, pourquoi pas, après tout. Pendant que toute la France chante La Marseillaise sous les drapeaux, celle d’Albert Ayler est la seule qui ait sa place sur la bande son de la littérature de Marc-Édouard Nabe. C’est la musique qui, tel le haricot magique, hisse jusqu’aux cieux l’étendard des jazzmen.
Sous les autres vidéos des Éclats, les insultes et les appels à tabac sont légion. Lorsque Nabe prétend que les kamikazes du Bataclan ne se seraient pas fait sauter au milieu de la salle Pleyel, en plein concert de Duke Ellington, ce n’est évidemment pas vérifiable mais c’est l’intuition qui parle. Comment flinguer à tout va sur une ballade de Milt Jackson ou sur Mood Indigo ?
Sur Youtube, c’est un déferlement de haine. Quelques commentaires sont lus par Nabe lui-même dans Soirée finale. La France de Voltaire, assurément :
« J’espère que le Mossad s’occupera de toi un jour ! »
« C’est quoi cette chaine de fils de pute d’inceste ? »
« On va aller vous choper, vous ! »
« Quelle petite merde ! Tu mériterais de te faire étrangler avec ton écharpe de taffiole. Cordialement. »
Faut-il brandir des panneaux pour dire au monde qui on est ou qui l’on n’est pas ? S’approprier des phrases d’Hannah Arendt ? Quand l’Est rencontre l’Ouest, ça peut donner naissance à des chefs d’œuvre. Ahmed Abdul-Malik en sait quelque chose.
Ça peut aussi donner lieu à des tueries. Le massacre du Bataclan, c’est un métissage tragiquement poussé à l’extrême. L’Oriental qui encule enfin l’Occidental en quelque sorte. Ou le colonisé qui frappe le colon avec les moyens à sa disposition. Mais ça n’est pas religieux, contrairement à ce qu’insinuait la fausse Une de L’Équipe dans Les Guignols du 12 septembre 2001 sur Canal Plus : « Allah 1, Jésus 0 ».
Du comique au poétique
Le nec plus ultra des Éclats, c’est probablement la Nabologie du terrorisme. Plus d’une heure de scènes filmées sur quelques jours, juste après le 13 novembre. Nabe, en présence de plusieurs visiteurs, analyse l’anonymat qui caractérise ces attentats. Victimes et terroristes sont tous des « nobody ». Il admire le choix des djihadistes d’avoir frappé le Bataclan, « écrin de toute la saloperie du rock’n’roll ».
Nabe rend aussi hommage aux Espagnols qui, lorsqu’ils furent eux aussi frappés par le Djihad à Madrid, sont descendus dans la rue en tenant leur président Aznar pour responsable pour son va-t-en-guerrisme. Et les oppose aux Français, incapables de démissionner François Hollande !
L’artiste diffuse ensuite dans les hauts-parleurs de sa galerie le nachîd, chant poétique a cappella qui sert de revendication par l’État islamique des attentats de Paris. « Croisé », dans la bouche des djihadistes, veut dire envahisseur, c’est un terme politique ici, pas du tout religieux. Certains visiteurs de la galerie de Nabe voient même dans ces attentats « un potentiel comique », un aspect burlesque. Ce qui contraste radicalement avec la soirée larmoyante organisée sur France 2 au lendemain du 13 novembre.
Avec les Éclats, on revit la « Chronique d’un été » de Jean Rouch
La France, on peut s’en réclamer. Mais ça veut dire quoi aujourd’hui ? Dans la galerie de Nabe, on ne voit pas la même France que Place de la République. Comme le remarque justement Valentin, un habitué de la rue Sauton, avec les Éclats, on revit la Chronique d’un été de Jean Rouch et Edgar Morin. Cette pellicule si française de 1961 ! La galerie Nabe, c’est un peu l’ORTF des anticharlie.
Parmi les Éclats, on trouve aussi Mama, une Africaine qui vend Patience à la criée dans les rues de Paris. Mélanie, quant à elle, lit un passage de L’Enculé où DSK se tape Anne Sinclair à contrecœur, après une pizza livrée à son domicile new-yorkais. Serge, un Noir tiré à quatre épingles, passionné de jeux vidéo, se remémore un conte nabien issu de K.O. et autres contes (1999). On le retrouve un autre soir dans Le djihadiste est-il inhumain ? évoquer la poésie du nachîd dans lequel Daech revendique les attentats du 13 novembre : « C’est super beau, c’est même envoûtant ! », lâche-t-il. On ne peut pas dire que c’est des oufs ».

Un Turc orwellien prénommé Bulent s’inquiète de la puce « que nous allons bientôt tous avoir dans nos corps, entre le pouce et l’index » et évoque la dernière apparition de la Vierge à Éphèse. Edouardo, le chanteur vedette déchu de chez Drucker, récite un peu malgré lui Élégie pour Yassine[4] : « Je dis quelque chose que je ne pense pas », avant de conclure par l’hymne napolitain O sole mio. Et ce père de famille, ancien adepte d’Alain Soral, qui se rend compte qu’il s’est fait rouler dans la farine pendant des années…
Pascal, lui, lutte bec et ongles contre « la mafia juive de la Drôme» et les psychiatres derrière chacun desquels « se cache un sioniste ». Cet antisémite carabiné se marre en imaginant une loi qui fasse saisir sa sulfureuse bibliothèque. La ravissante Sarah angoisse pour ses examens de droit et délaisse un peu le violon. Un étudiant musulman, admirateur de Jacques Vergès, rate deux prières consécutives pour dévorer Une lueur d’espoir : « Ça valait la peine », assure-t-il serein, avant de demander à Nabe s’il peindra un jour Malcolm X.
Dans le Dernier Éclat !, un visiteur, journal La Vérité sous le bras, évoque le plaisir qu’il a eu à suivre les vidéos des Éclats : « C’est comme les années Choron ! ». En débarquant sur Youtube, Nabe aurait pu se contenter de « faire de l’internet », alors que c’est tout le contraire. Aucune mise en scène ici ! La caméra n’est pas le centre des ébats. Notre visiteur évoque par ailleurs L’Homme qui arrêta d’écrire, dernier roman en date, dans lequel Marc-Édouard Nabe vit et raconte l’époque 2.0. Mais pas sur internet, dans un livre ! Lorsque Nabe arrête d’écrire, c’est toujours de la littérature, donc forcément métaphysique. Et les Éclats, c’est pareil.

Toutes ces visites et ces échanges ne sont pas du théâtre. Ce sont des morceaux de réalité. La Littérature, c’est être seul contre le monde. En avoir un amour tel qu’on n’en supporte pas la caricature. Les Éclats en sont la démonstration par les arts et la solidarité. Un combat pour la Vérité. Inutile ? Pas sûr.
………………………………………..
[1] En 1986, dans son journal intime Tohu-Bohu ( paru en 1993), Nabe recopie des passages de son livre en cours d’écriture Les aventures de Gulliver à Bordelgrad (à Paris). Le livre est resté inachevé.
[2] Georges Ibrahim Abdallah in Marc-Édouard Nabe, Inch’Allah, Editions du Rocher, 1996, p. 2031
[3] Marc-Édouard Nabe, « Les Versets médiatiques », L’Idiot international n° 12, 26 juillet 1989, à l’époque de l’affaire Salman Rushdie.
[4] Marc-Édouard Nabe, « Elégie pour Yassine », J’enfonce le clou, Éditions du Rocher, 2004
Votre commentaire