Sa sortie était prévue il y a plus de trois ans. Les aléas de l’« anti-édition » auront retardé mais pas désamorcé la bombe artistico-politique de Marc-Édouard Nabe. Les Porcs est une fresque monumentale sur notre époque et une flèche décochée aux complotistes qui y prospèrent. Un véritable attentat littéraire.

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La croisade de l’écrivain français Marc-Édouard Nabe contre les conspirationnistes de tout poil ne date pas d’hier. En 2010, dans son roman L’Homme qui arrêta d’écrire[2], il moquait déjà les trentenaires obsédés par les complots. Par la suite, Nabe irait même ridiculiser les complotistes du 11 septembre 2001 dans une émission d’Oumma TV[3], quelques jours après les attentats perpétrés à Toulouse par Mohammed Merah. Il se mettrait ainsi à dos toute une partie de ceux-là mêmes dont il estimait défendre la cause : les Arabes[4]

De JFK à Ben Laden, même rengaine

Complotiste car elle doute de tout, ou plutôt ne doute de rien, une dissidence autoproclamée a pris ses quartiers sur Internet. En France, plusieurs personnalités pataugent dans la fange complotiste : le journaliste Thierry Meyssan, l’humoriste Dieudonné, Alain Soral, chef d’un mouvement politique proche du Front national ou encore Robert Faurisson, révisionniste forcené jusqu’alors marginal.

Leur méthode : remettre en question le moindre fait divers qui perturbe leur vision du monde jusqu’aux événements d’une portée mondiale. Par défiance envers l’État ou les médias sans doute, mais surtout par refus d’adhérer à une lecture de l’Histoire qui ne les arrange guère, de l’existence des chambres à gaz nazies aux attentats de Boston, en passant par l’assassinat de J.F. Kennedy et l’exécution d’Oussama Ben Laden.

Leur but : déstabiliser les consciences et, avec le temps, se constituer une rhétorique et même un fonds de commerce, c’est-à-dire une clientèle. Car la « dissidence » vend des livres, des vidéos et des conférences à tire-larigot dans un gloubi-boulga commercial intarissable. Nabe, témoin privilégié et ami, un temps, de certains d’entre eux, raconte comment les « conspis » ont tissé leur toile, de l’intérieur de la « porcherie ». L’artiste dissèque, tel un chirurgien, la bête démoniaque et la supercherie de toute cette mouvance.

Toutefois, Les Porcs n’est pas un livre de contre-arguments pour blogueur en mal de démonstrations sur l’architecture des chambres à gaz ou le pilotage d’un Boeing 767. C’est avant tout l’œuvre polyphonique d’un artiste sur son époque. Nabe y retranscrit les odeurs, les goûts et la musicalité de son monde, celui du XXIème siècle. Un siècle accouché de la pénétration de deux tours jumelles par des avions de ligne chargés de testostérone arabo-revancharde. S’il doit une partie de son indépendance à l’Internet, Nabe est plus que jamais un écrivain du réel. De la réalité qui jaillit comme un pipeline en plein désert babylonien.

Livre puissant rédigé en chapitres courts qui relatent des scènes de vie d’une multitude de personnages, Les Porcs rappelle évidemment le Journal intime de Nabe, œuvre majeure du sulfureux écrivain. Trente ans après son premier livre, son style n’a pas pris une ride. Féroce, drôle, pittoresque, la plume de Nabe trempe successivement et même parfois simultanément dans le miel et le formol, de façon très méticuleuse, en fonction de la cible. Coups de cœur et coups de griffe.

« Le 11 septembre n’a pas eu lieu »

Les premiers chapitres des Porcs sont consacrés à des émissions de télévision. D’abord celle de Tapage, en 1999, quand Nabe fait la rencontre de Dieudonné, alors très anti-lepéniste et antiraciste. Au cours d’une mythique joute verbale sur le plateau de Philippe Bertrand, Nabe s’adresse à l’humoriste : « Si vous niez le sacré, alors vous niez tout ». Tellement prémonitoire. Alain Soral, pour sa part, est encore un branché tout à fait télégénique, qui se tape la quatrième de couverture de Libération[5]

« Si vous niez le sacré, alors vous niez tout »
– Marc-Édouard Nabe à Dieudonné en 1999

Arrive ensuite l’émission où le présentateur vedette de Tout le monde en parle, Thierry Ardisson, sert la soupe à Thierry Meyssan, géniteur en France du révisionnisme sur les attentats du 11 septembre. Dans son livre L’Effroyable imposture[6] (quel aveu !), Meyssan manipule des informations incomplètes ou même complètement fausses sur l’attaque terroriste des pirates de l’air al-qaïdiens.

Un courant de (non-) pensée est né. Sous couvert d’humour, Dieudonné, lui, s’en donne à cœur joie pour laisser entendre que les Américains ne sont jamais allés sur la lune ou encore que « les sionistes » tirent les ficelles médiatiques, politiques, cinématographiques… Dans le même élan, Dieudo confie à son copain Marc-Édouard qu’il rêve de jouer Shakespeare et de mettre en scène Othello. Avec Elie Semoun dans le rôle de Iago ! Un peu plus de cran l’aurait éloigné de sa litanie victimaire (qui rappelle celle du CRAN ! [7]).

Dieudonné, Frédéric Taddeï et Marc-Édouard Nabe

« J’ai fait l’conspi »

Nabe raconte aussi la fois où Dieudonné le prévient qu’il va commettre un acte scandaleux après son spectacle J’ai fait l’con. Ce fameux soir de décembre 2008 où l’humoriste, de plus en plus sérieux, fait monter Robert Faurisson sur les planches du Zénith de Paris, quelques jours après Noël…

Ce faisant, Dieudonné intronise Faurisson auprès des nombreux banlieusards qui forment son public et réalise une gigantesque opération de séduction et de détournement d’une partie de la jeunesse des « quartiers », que Nabe appelle « les Noirs et les Arabes ». Désormais, la réalité ne leur suffit plus. Bientôt, les fans de Dieudonné adopteront le réflexe réviso-pavlovien de lui «glisser des quenelles » (à la réalité !) à tout bout de champ.

« Derrière chaque divorce, il y a un sioniste. »

En 2009, Dieudonné, Alain Soral et quelques autres lancent leur liste antisioniste aux élections européennes, projet qu’aurait financé l’Iran (selon les dires de Soral)[8]. Pour critiquer Israël et soutenir les Palestiniens ? Non, pour répandre des idées fumeuses : « Derrière chaque divorce, il y a un sioniste ». Et puis même, « derrière chaque sioniste, il y a… un sioniste (sic !) ». En fait, c’est surtout une liste complotiste.

Orfèvreries nabiennes

Les Porcs est une fresque grandiose. Elle rappelle l’ambiance des années 2000, entre anecdotes parisiennes et événements géopolitiques majeurs. Nabe y promène sa plume à l’improviste, tel un jazzman, mais jamais au hasard ! On passe de l’éclat de rire au rire jaune et même des larmes à la révolte en revivant les aventures de l’Arche de Zoé ou encore de la visite du Colonel Kadhafi à Paris, sans oublier la guerre israélo-libanaise de 2006 et la première élection de Barack Obama.

En 2006, Saddam Hussein est pendu par « le Sanhédrin yankee »[9], dans une « parodie de crucifixion » que Marc-Édouard Nabe (dé)peint avec sa dose habituelle de mysticisme. Il décrit la désuétude des médias traditionnels : « la télé reculait devant “l’horreur” ». L’exécution du Raïs, filmée par le portable d’un de ses bourreaux, circulera sur Internet, ringardisant ainsi la télévision…

« Saddam était mort comme un roi »
– 
Marc-Édouard Nabe, Les Porcs, 2017

En 2007, émeute à la Gare du Nord de Paris, après que le contrôle d’un passager noir resquilleur du métro a dégénéré. Les flics font face à une foule hétéroclite : des racailles mais aussi des Monsieur Tout-le-monde rentrant du boulot. Un tableau d’Eugène Delacroix, les racailles vengeresses guidant le peuple ! Nabe se lance dans un plaidoyer anarchiste pour le « désordre juste ». On imagine presque l’artiste prendre part à la rixe en hurlant : « la Destruction fut ma Béatrice », en hommage à la radicalité du subtil poète Stéphane Mallarmé.

Sur la crise des subprimes aux Etats-Unis, dans le chapitre « Le fric fait dans son froc », Nabe se livre à une saillie anarchiste et choronesque[10] contre les banques, dans leur essence, et non contre leur dysfonctionnement ponctuel.

« Mort aux crédits ! »

[11]

A l’été 2008, Bob Siné est viré de Charlie Hebdo par Philippe Val qui reproche au dessinateur anarchiste de quatre-vingts ans un propos antisémite sur le fils (supposément converti au judaïsme) du président Sarkozy . Nabe, qui considère Siné comme son père spirituel depuis ses contributions à Hara-Kiri quand il avait quinze ans, se fend alors d’un tract sur l’« affaire Siné ». Un pamphlet contre l’hypocrisie des personnalités qui cherchent à absoudre Siné de l’accusation d’antisémitisme, en signant une pétition. Nabe estime que les soutiens de Siné font le jeu des bien-pensants. Ils cherchent à se laver eux-mêmes de tout soupçon, en blanchissant Siné qui n’en demandait pas tant. Pour Nabe qui est taxé d’antisémitisme depuis le début de sa carrière d’écrivain, Siné aurait mieux fait d’assumer l’accusation. Quitte à vivre une crucifixion dont Nabe aurait probablement rêvé.

À cette époque, Nabe n’a plus d’éditeur et s’approprie les murs des grandes villes de France en les tapissant de tracts d’actualité, comme s’il appartenait à une époque dépassée. Simultanément, il mijote son projet d’« anti-édition », à savoir la publication de son roman en dehors de tout circuit éditorial. Pour ses lecteurs et pour tout écrivain en herbe, revivre la gestation du roman L’Homme qui arrêta d’écrire (au cours de laquelle Nabe publie ses tracts) a une valeur littéraire et même commerciale. C’est le making of d’une œuvre spartacusienne. Quand on sait qu’il passera à deux doigts du prix Renaudot pour L’Homme qui arrêta d’écrire, on comprend en quoi c’est une formidable escarmouche lancée contre toute l’industrie du livre [11 b]. Une demi-révolution !

Depuis 2010 et cette tentative de « prendre la Bastille » éditoriale, l’auteur continue à s’« anti-éditer ». Au lieu de se rêver en vitrine des librairies de Saint-Germain-des- Prés, Nabe fait vendre Les Porcs par un ami SDF du Vème arrondissement de Paris[12].

Darius Krzemien, « libraire » de Nabe, Place Maubert, Paris Vème

Crimes et châtiment

Marc-Édouard Nabe n’est d’aucun camp. Trop libre et beaucoup trop radical pour intégrer un collectif, l’écrivain continue de faire cavalier seul. Une indépendance que Soral lui reprochera au point de finir par déclarer la guerre à celui qu’il voit comme un « bourgeois dégénéré », un «ado attardé » et « individualiste » qui considère par-dessus le marché que les attentats du 11 septembre sont bien le (haut) fait de terroristes arabes et pas un inside job[13] orchestré par la CIA.

Les Porcs est l’œuvre d’un kamikaze de la vérité. Les secousses de l’attentat risquent bien de se faire ressentir longtemps. C’est une bombe historique dans la matrice révisionniste. Dieudonné et consorts ont mis en place un commerce très juteux, déclinant leur fange en d’innombrables produits dérivés à l’aide de leur merchandising effronté. Ce livre pourrait bien assombrir le Ciel au-dessus de leur tête auquel ils ne croient pas.

Nabe n’épargne personne. Sa plume est impitoyable. Ils sont nombreux ceux dont on trouvera, au fil des pages, le groin taché de boue. Vedettes de la télé, chefs d’État ou escrocs du Net, chacun en prend pour son grade et devra rendre des comptes à la Vérité un jour ou l’autre. Nabe n’a pas d’amis, son « Journal intime » a toujours été à ce prix-là, son combat pour la Justice surtout. On peut lui reprocher mille et un excès[14], ils sont le propre d’un artiste absolu. Chacune de ses rafales littéraires laisse des impacts indélébiles. Le premier tome des Porcs s’intitule « La Paix (toute relative) » et s’achève en 2010. Au vu des nombreuses références nabiennes à la littérature russe en général, le second tome laisse présager un carnage.

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Références:

[1] Marc-Édouard Nabe publie ses livres hors circuit éditorial depuis 2010 et son roman « L’Homme qui arrêta d’écrire ». Il les distribue via son site internet marcedouardnabe.com

[2] Marc-Édouard Nabe, L’Homme qui arrêta d’écrire, chez l’auteur, 2010

[3] Oumma.com est un média francophone destiné à la communauté musulmane.

[4] Marc-Édouard Nabe adopte des positions pro-arabes depuis les années 1980. Il se passionne notamment pour des personnages comme Georges Ibrahim Abdallah de la Fraction armée révolutionnaire libanaise, et les mouvements « terroristes » arabes en général. Voir à ce sujet son Journal intime 3, Inch’Allah (éditions du Rocher, 1996).

[5] Emmanuel Poncet, « Alain Soral, Mal dominant », Libération, 2003

[6] Thierry Meyssan, L’effroyable imposture : 11 septembre 2001, Chatou, Carnot, 2002

[7] Le Conseil représentatif des associations noires de France

[8] Voir entre autres: http://m.nouvelobs.com/rue89/rue89-politique/20131021.RUE9641/les-iraniens-ont-ils-finance-la-liste-antisioniste-de-dieudonne.html et https://youtu.be/uwsFjHaY4fU

[9] Allusion au procès du Christ. Pour Nabe, l’exécution de Saddam Hussein fait suite à « une parodie de procès » mise en scène par le « pouvoir américano-kurde » de l’époque.

[10] Inspirée du Professeur Choron, membre fondateur du journal satirique Hara-Kiri et du premier Charlie Hebdo.

[11] Référence de Nabe au roman de Louis-Ferdinand Céline, Mort à crédit, éditions Denoël, 1936

[11b] Après plusieurs tours de vote, Marc-Édouard Nabe a en effet vu le Renaudot lui filer sous le nez et Virginie Despentes l’emporter pour Apocalypse Bébé, Grasset, 2010. Voir entre autres: http://www.lepoint.fr/editos-du-point/patrick-besson/la-fortune-de-nabe-27-10-2011-1389820_71.php ou https://youtu.be/dEToJH0xnzo

[12] Marc-Édouard Nabe, Les Porcs (volume 1), chez l’auteur, 2017, disponible sur marcedouardnabe.com

[13] Inside job : un crime organisé par un proche de la victime. Dans le cas du 11 septembre 2001, cela signifierait que les attentats ont été perpétrés par ou à l’aide des Américains eux-mêmes (la CIA, le gouvernement, etc.).

[14] En 1985, Marc-Édouard Nabe fait une entrée fracassante et scandaleuse dans le monde littéraire à l’âge de vingt-six ans, lors d’une émission d’Apostrophes, chez Bernard Pivot. En criant son amour inconditionnel de Louis-Ferdinand Céline et d’autres écrivains sulfureux, en «vomissant la terre entière » et en défendant une idée absolue de la littérature, Nabe ressort de l’émission avec une réputation d’antisémite, de raciste et de haineux. Il vient de publier son premier livre Au régal des vermines, Barrault, 1985.

Cette réputation de « sale gosse des lettres » (Franz-Olivier Giesbert) ne le quittera plus. Il sera toutefois régulièrement invité par différents médias, durant près de trente ans, sur toutes sortes de sujets. Sa dernière apparition télévisuelle date de 2014, lorsqu’il révèle qu’il prépare un livre sur le conspirationnisme, sur le plateau de Ce soir ou jamais. Depuis lors, il fait face à un silence médiatique assourdissant.

 

Article également paru sur http://www.jetdencre.ch/