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Je ne sais plus très bien quel fut ton premier coup d’éclat. Celui qui m’a marqué en premier je veux dire. Sans doute les Éclats de Nabe, justement. C’est tout un genre que vous avez créé. Vivre ces moments est déjà transgressif, en soi. Les filmer, les monter et les diffuser comme tu l’as fait, ce sont des actes révolutionnaires.

C’est à la galerie de Nabe, rue Frédéric Sauton, qu’on s’est rencontré pour la première fois. Le 21 mars 2016. J’avais fait le voyage depuis Genève avec un ami, ma bouteille de rouge sous le bras, sans savoir comment on serait reçu (très bien!). Tu connaissais déjà mes textes sur Nabe, que vous aviez d’ailleurs relayés sur feu alainzannini.com. Mais moi de toi je ne savais rien. Pas même que tu avais filmé Julien brandir un exemplaire de Patience 2 devant les caméras, à la remise du Goncourt 2015. Qu’est-ce ce que c’était fort comme moment, même vécu sur YouTube depuis ma cuisine !

J’avais lu ton Mois charlistorique sur la Toile, c’était déjà un grand texte, même s’il comportait évidemment des lacunes. Il y avait le style, la vision, la quête métaphysique. C’était un texte écrit à chaud, quelques semaines après l’attentat des Kouachi. Nabe n’avait pas encore écrit La Vengeance de Choron. Ou plutôt, il devait être en pleine écriture.

J’appris quelques semaines plus tard que tu travaillais à la création d’une revue. Par Antoine, je crois. Lui parlait d’en faire une autre, de son côté. En fait, c’est bien dans Adieu qu’il finirait par publier son très beau Cyrano des Buttes-Chaumont. Mais ça, ça viendrait plus tard.

Entretemps, j’étais revenu à Paris, avec mon texte sur les Éclats, saison 1. Pourtant, tu m’avais dit de prendre mon temps, de laisser passer l’été. Mais si je patientais sans problème pour la sortie du bouquin de Nabe, Les Porcs, je ne pouvais pas, en plus, faire de même pour écrire. Tu avais été la première personne à me lire. Tu m’avais prévenu que ça risquait d’être insuffisant comme analyse, pour Nabe. Que je ne développais pas assez le parallèle avec les films de Jean Rouch. Bon, Nabe avait quand même lu mon texte à voix haute dans sa galerie et ça, c’était un beau cadeau.

Dans le caniveau de la rue Sauton, j’avais vu naître La revue des revues, l’une des rubriques du premier numéro d’Adieu. Tu avais apporté un exemplaire des magazines sur le point d’être étronisés, sous l’œil perplexe des soldats qui gardaient l’immeuble d’un ministre, lequel venait d’ailleurs de passer devant la galerie d’un pas lent. J’étais venu avec une amie cette fois. On s’était bien marré pendant que tu prenais les photos. Nabe avait enfilé une chéchia tunisienne devant Amna. J’ignore si ce moment a été filmé; c’était de toute façon mémorable.

Au solstice d’été, la même année, je reçus une invitation au lancement de ta revue. Il y avait déjà un site internet. La photo de Jacques Vaché posait bien les choses. Ça promettait du grand art. Je m’étais précipité pour commander le premier numéro d’Adieu, sans réussir à venir au vernissage qui eut lieu dans la galerie.

Quel choc ! Je me souviens avoir tenté d’en parler autour de moi mais globalement, je rencontrais la même indifférence que lorsque je partageais mes réflexions sur Nabe. Que des gens de notre génération posent un regard aussi juste sur notre époque, écrivent des choses aussi belles, aussi fortes n’intéressait apparemment personne. Pourtant, avec le recul, je me dis que j’aurais dû imprimer ton texte, Les Boussolés et le coller en grand format dans toute la ville, comme les tracts de Nabe ! Texte essentiel déjà, par le fond. Un manifeste qui disait tout ou presque de vos intentions, de cette solidarité, de la guerre à livrer. Tu y honorais la Galerie, avec une majuscule. À juste titre. Et puis il y avait cet hommage à d’autres inspirateurs. Et quels inspirateurs ! Texte magnifique aussi sur la forme, et tu n’avais pas fini de prouver à tout le monde que tu l’as, le niveau.

Le niveau pour poser Adieu comme une œuvre déjà. Rien qu’en feuilletant la revue, on savait qu’on prendrait une claque, et bien sûr que les Philitt, Tinbad, et caetera, n’étaient pas de cette trempe. Trois superbes tableaux de Nabe, en pleine page, il va leur en falloir du travail pour faire au moins aussi fort. Mais là n’est pas l’essentiel. Ce qui a dû décider Nabe à vous filer ces tableaux, ce n’est sûrement pas sa proximité « amicale », pour le dire vite, avec vous, les phrères Vesper, ni avec aucun autre contributeur d’Adieu. Mais plutôt votre proximité artistique! «Duchamp, il a fermé la porte». D’accord. Mais Nabe, que tellement de gens considèrent suffisant, mesquin, jamais il ne voudrait que des artistes qui le méritent restent dans l’ombre. La sienne ou celle d’un autre, peu importe ! Sa réaction solidaire lors du lancement (filmé) d’Adieu en dit long sur sa générosité, et sur sa justice surtout. Il rend grâce quand il faut le faire. Tu le sais mieux que moi.

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Même aujourd’hui, je ne sais pas si je me suis remis de la lecture des Boussolés. Quand tu m’as écrit, un jour, de ne pas perdre le nord, de ne pas me « désaxer », ça prouvait bien que je peux l’égarer ma boussole, aujourd’hui encore, et qu’on est nombreux dans ce cas. Encore moins pardonnables puisqu’on y a eu accès. Je crois qu’il faut y voir bien plus que mon rapport très personnel à un texte qui ne l’est pas tant que ça. À un très grand texte. Je crois plutôt que c’est symptomatique du fait que même nous abreuver aux sources les plus pures ne nous immunise pas une fois pour toutes contre l’égarement.

En mai 2017, la France attendait un nouveau président, elle a eu droit à un chef d’œuvre. Nabe sortait enfin le premier tome de son monstrueux livre Les Porcs. Il me faudrait quinze jours pour le lire, et encore une fois, bien davantage pour le digérer. Quelques très bons textes commençaient à fleurir sur la Toile, mais en gros, c’était le silence habituel, la censure par omission. Assommé par la chaleur pendant tout l’été, c’est dans Nabe’s News que j’allais trouver un moyen de me rafraîchir l’esprit. Après les Éclats sur la vie de la galerie, c’était une gazette sur la vie des Porcs I que Nabe, toi, et quelques autres aviez balancée sur le Net. Plus précisément, sur la manière dont les lecteurs des Porcs vivaient sa sortie, sa lecture. Quelques blogueurs et forumeurs nabiens avaient accouché d’un article, d’un SMS envoyé à l’auteur, ou même d’un blog pour chier leur rage en ligne. Moi-même, je m’étais risqué à l’exercice du compte-rendu. C’est ton email envoyé à Nabe qu’il fallut attendre pour lire l’un des meilleurs textes sur ce livre monumental. Email écrit trois mois après la sortie du livre et publié sur Nabe’s News fin septembre 2017. Dans ces lignes si touchantes, tu ne t’enflammais pas, tu exprimais ce que tu avais décelé dans l’écriture de Nabe: une écriture juste, sans ressentiment, comme « des masques d’oxygène » sur les visages de notre génération. Et tu réaffirmais ton soutien inconditionnel à Nabe. Ça aussi, c’était remarquable.

Il y a tant à dire sur le boulot que tu as fait dans Nabe’s News, textes et montages signés ou pas de ton nom, il faudra que j’y revienne. Depuis cette gazette formidable (qui parle de bien d’autres choses que des Porcs, finalement), cruelle mais juste et précise, je m’en suis pris d’autres, des gifles, ou des étoiles dans les yeux, c’est pareil au final. Je ne peux pas non plus ne pas évoquer ici la fabuleuse vidéo Porcs in progress, publiée le lendemain de mes vingt-neuf ans. Sur plus de deux heures d’interview, il n’y a pas une seconde où mon esprit a décroché. Ça m’avait déjà fait ça avec les rushes d’Arte sur Céline. Mais cette fois, ta patte y est pour quelque chose. Nabe a un don, une aura qui traverse bien des canaux, des écrans, des fibres optiques, pour resplendir sans relâche sur qui a un cœur prêt à recevoir. Tout est bombesque dans cette vidéo. Le récit du making of de son livre, le tableau sublime posté à ses côtés, les anecdotes qui sont en fait bien davantage… mais aussi le montage ! Les archives (mention spéciale au sextet de Mingus versus l’autodafé des nazis), le rythme, le cadrage, tout ça est à la hauteur de la parole de Nabe et ce n’était pas gagné d’avance; on perçoit ton talent mais on devine surtout ton travail. Quand je dis « on », bien peu de gens, en vérité. Publiquement, du moins, et je sais que ça compte.

Je passe, si j’ose dire, sur ton Nabe à la barre (sur le procès intenté par Yves Loffredo) dans Nabe’s News n° 8, pour le moment en tout cas. Il y a un travail d’analyse à faire à propos de Nabe’s News, sur de nombreux plans, j’en suis conscient, comme il y a encore du travail à faire sur les Éclats, que j’ai un peu commencé en 2016.

La suite, on la connait. Nabe allait enfoncer les derniers clous de 2017 avec Patience 3, dont seul Docteur Marty semble avoir pris la mesure pour le moment, puis un Nabe’s News sur son voyage à Fatima. Soit. On n’était plus à un attentat près cette année là. Ce ne sont pas ceux-là dont j’aimerais parler ici. La bonne surprise que je retiendrai de cette fin d’année et de ce début d’hiver, c’est la naissance du blog d’Adieu. Je savais que tu travaillais au numéro 2 de la revue, mais le blog, je ne m’y attendais pas. Les sujets de tes articles, pour commencer, sont parfaitement choisis. Dans ce qu’ils disent de notre époque et surtout pour ce qu’ils apportent comme regard sur l’actualité, à chaud justement.

Il fallait un texte qui rendît vraiment grâce à ce monument que fut Johnny Hallyday. Et c’est toi qui l’as écrit. Ça m’a fait penser à la justesse, à la tendresse avec laquelle Nabe a mis en littérature les moments partagés avec tous les Porcs de son livre. Johnny venait d’ailleurs, d’une époque fantasmée comme tu l’as si bien écrit, ce que les vautours n’ont jamais compris. En écrivant que c’était un homme total, tu as presque tout dit, tellement c’est insupportable à notre société charognarde.

La société des suicidés, tiens ! Voilà le texte (Nabe encore) auquel j’ai tout de suite pensé en lisant ton article sur le vlogueur Logan Paul, si pressé de se faire dessus après le tollé suscité par sa vidéo dans la Forêt des suicides. J’avais juste eu le temps d’entendre deux potes en parler dès le lendemain, à l’arrière d’une voiture qui nous emmenait voir Le Tombeau des Lucioles (!) au cinéma. Pas même celui de creuser et de me faire une idée par moi-même. Ton décryptage est arrivé comme la foudre. Je commençai alors à distinguer le fil rouge, la métaphysique qui relie chacun de tes textes. Celui sur Mennel Ibtissem, ces jours-ci, était encore plus fort. La façon dont tu t’adresses à elle est tellement juste, j’espère qu’elle finira par tomber, oui, tomber sur ce texte si touchant, si bienveillant, pour de vrai, et dénué de démagogie. De haut, elle tombera, une nouvelle fois, après ses récentes désillusions, à condition qu’elle s’ouvre à ce message. Mais c’est ce qu’on peut lui souhaiter de mieux, pour se relever, fière et plus forte.

Je passe encore, si tu permets, sur la musique que ton frère et toi produisez, c’est trop ovniesque pour que j’entame le sujet ici. L’écriture, donc. Peut-être parce que c’est ce qui me parle le plus. Ce combat permanent contre l’hypocrisie, la bonne conscience facile, les bons sentiments, tu le mènes avec brio, à ta manière. Il ne convaincra pas le genre de simplets qui croient que Nabe singe Bloy ou Céline, eux te reprocheront, sans rien comprendre, de singer Nabe et de ne rien apporter de nouveau à notre génération. Mais il peut, il doit convaincre ceux qui aspirent à l’horizon, où qu’ils soient, quoi qu’ils choisissent comme armes.

En assistant à la reprise des Éclats ces jours-ci, je me suis décidé à m’affranchir un peu de ce devoir moral et salutaire aussi, en commençant par saluer les batailles que tu mènes et te dire l’effet rassurant de te voir prendre aussi souvent la barre de cette arche qui mène les idéalistes à la victoire.

Avec toute ma solidarité,

. Youri