Tout ce monde autour de moi. Depuis ce matin, ils s’agitent dans tous les sens. J’ai déjà vu une infirmière, deux garde-malades et au moins un inconnu tournoyer, s’approcher, s’éloigner, parler entre eux à voix basse. Je vais bien pourtant.
Il est 8h30 et je n’ai toujours pas pu prendre mon café. J’en veux pas. De toute façon, je ne veux rien. Arrivederci. Ma femme ne s’est pas réveillée.
Ce matin, Vituzza n’est plus là. Son lit est vide. Elle est morte hier. Ou le jour avant. Je ne me souviens plus très bien. On ne me dit rien à moi. Seulement des choses que j’oublie.
Je n’ose pas allumer la télévision. Pour le moment, pas moyen d’être seul. Alors je me tiens prêt, au cas où quelqu’un viendrait me demander quelque chose. J’ai mis mon veston de laine. Celui avec lequel je vais prendre mon café tous les matins, à 7h45. Précises. Aujourd’hui, je n’y suis pas allé. Je ne me souviens plus pourquoi. En tout cas, on ne me demande rien. Les autres parlent à ma place. Même la cuisinière est là, en tablier, avec un air grave suspendu à son visage.
Dehors, le soleil tape déjà. J’imagine en tout cas, car le directeur, Giovanni, s’essuie le front sans arrêt, avec son petit mouchoir bleu. D’habitude, il y a toujours cette odeur de lessive qui remonte de la cour jusqu’à ma chambre, qui est au deuxième. Mais pas aujourd’hui. Ça veut dire qu’on est dimanche… J’attends.
La badante me demande si je veux descendre voir le corps. Moi j’attends. Elle insiste. On n’attend pas ici ? Alors je la suis. Je serre fort mon bâton.
– Vuole una mano ?
Je peux très bien marcher seul. J’ai un bâton, moi. Je peux descendre l’escalier, comme ça.
Pazienza, che ci possiamo fa’ ?
J’arrive au premier étage. Dans la salle du fond, il y a le cercueil. Je sais que c’est ma femme, je m’en souviens. Elle est morte. Qu’est-ce qu’on peut y faire ? Patience.
Il y a des chaises tout le long du mur. On attend qui ? Ma famille ? Tant mieux, je suis content de retrouver mes frères et sœurs. Je vais les attendre ici.
J’entends la porte d’entrée, au rez-de chaussée. Ils sont là !
Personne ne monte ? Moi j’attends. J’écoute attentivement. J’entends des voix que je connais, mais ce ne sont pas mes frères et sœurs. C’est peut-être Giuseppe, le fou qui essaye de sortir tous les matins. Le pauvre, il ne sait pas où ils cachent la clé. Moi je sais. Je me concentre pour me souvenir. J’y arrive presque. Je regarde autour de moi, je suis seul dans la pièce. Assis juste en face du cercueil de ma femme. Ma tendre petite femme. Je ne me souviens plus de ce qui me préoccupait, tout à l’heure.
Une torturée gémit dans la chambre à côté, celle qui donne sur le jardin. Non, cette femme crie, elle hurle même. Et des jurons par-dessus le marché. Aïe aïe aïe ! Elle crie qu’elle a mal. Au monde entier, elle le crie. Mais le monde n’a pas que ça à faire. Il s’est habitué. Moi ma femme est morte. Pazienza.
J’attends.
Tiens, je porte mon joli costume foncé. Ça veut dire qu’on est sûrement dimanche… Je sens que j’ai quelque chose dans la poche… Des dragées. Quelqu’un s’est marié ? J’en ai toute une poignée. Pour plus tard… Dans l’escalier, j’entends des pas. La collazione se termine. Ce sont les deux voisines du deuxième, elles vont se préparer pour la messe, comme chaque dimanche. Moi, d’habitude, je reste ici. Je ne vais pas à la messe. Avant, j’y allais. Maintenant, je ne veux plus, c’est trop loin. Il faut prendre la voiture et se rendre tout en bas du village. Et après, il faut remonter, et sous un soleil de plomb je vous dis. Papa Francesco, je peux le voir à la télévision. C’est pas loin et au moins, je reste à l’ombre.
Le téléphone sonne. J’entends l’infirmière prononcer mon nom. Alors ? Mais elle ne me passe pas le combiné. Mes filles ? Mes filles vont arriver. Arriver d’où ? Elles étaient déjà là hier ? Je me souviens vaguement.
J’entends le pendule sonner midi moins quart. La messe va commencer d’une minute à l’autre, dans le réfectoire, enfin, à la télévision, et devant les débiles, tout courbés, qui bavent sur leur veston. Moi je suis mieux ici, avec Vituzza. Ça y est, j’entends des femmes arriver, leurs voix et leur pas… Ah, je sais, ce sont mes filles qui parlent dans l’escalier. Je les reconnais, mes filles.
Anna, Franca… et Angioletta ? Elle arrive tout à l’heure avec son mari ! Elle est mariée ? Tant mieux. Moi aussi j’ai été marié. Soixante-cinq ans. Ensemble, on est restés. Et on s’est aimés. On s’est entraidés, toujours.
Et entretués, aussi.
Qui a dit ça ?
Moi ce que je sais, c’est qu’on est restés ensemble. On ne peut pas se séparer au moindre problème, on doit rester l’un avec l’autre, et veiller sur l’autre. C’est comme ça.
Si j’ai dormi ? Bien sûr que j’ai dormi ! Pourquoi, un chrétien ne dort pas la nuit ? Chacun fait ce qu’il veut. Moi, je dors. Un petit peu, et basta. La nuit, il faut dormir, sinon…
Ça s’agite en bas. En quelques instants, des gens entrent les uns après les autres dans la pièce où je me trouve, avec ma femme. Ils ne parlent pas ces gens. Ce sont mes filles qui les accueillent. Je vois un homme en chemise courte derrière sa femme émue. Il s’approche de moi. Il m’embrasse.
– Condoglianze.
– Grazie, paesano. Merci d’être venu.
La pièce se remplit. Je ne connais pas tous ces gens qui me saluent. Et mes sœurs ?
– Tes frères et sœurs sont tous morts, papa. C’est toi le dernier. Dernier arrivé, dernier parti.
Oui, je me souviens maintenant. Huit frères et sœurs et il ne reste que moi… Patience.
– Tes petits-enfants vont arriver.
Ah bon, mes petits-enfants ? Tu veux dire vos enfants ? Combien tu en as toi ? Moi, j’ai trois filles… Six petits-enfants ! Deux garçons, quatre filles ? Je ne me souviens pas. Ils sont ici ?… En Suisse ? Moi en Suisse je n’y vais plus. Il fait froid et c’est loin. Ça me fatigue trop. J’y suis allé en 1962…. Et je suis rentré au pays en 1987. J’ai acheté une belle maison. Pas pour moi, pour mes filles.
Maintenant j’attends. Il faut attendre.
J’ai un petit paquet dans la poche de mon pantalon. Je le sors. Des dragées. Comme à mon mariage… Mon mariage avec Vituzza. Dio mio… Je remets le paquet dans ma poche.
Anna me demande si je veux me lever, car sa famille vient d’arriver, depuis la Suisse. Voyons un peu. Je m’agrippe à mon bâton, me lève et je vais vers la porte. Mon Dieu, qu’il est grand ce jeune homme !
– Ciao nonno !
– Ciao, ciao… Quoi ! Je suis ton grand-père moi ?
– Comment ça, tu as oublié ? Je suis le fils d’Anna, l’aîné. Chaque été, je venais te voir.
– Je ne me souviens pas moi. Et toi, tu es qui ?
– Ta petite fille, la fille d’Anna.
Se non ci fosse il bastone… Cascai !
Un homme s’avance. Je lui tends la main pour me présenter : Piacere, Barbarino. Il rigole. Et tout le monde rit : «Tu ne te rappelles donc de personne ? C’est le mari de ta fille.» Si vous le dites. Moi, je retourne m’asseoir. Je ne tiens pas longtemps debout. Heureusement que j’ai mon bâton. Toi, écoute. Penses-y. Si je n’avais pas mon bâton… je tomberais, figure-toi. PAF ! Comme un cheval !
Il y a de jeunes gens assis près de moi. Ils parlent une langue que je ne comprends pas. Ce n’est pas de l’italien, pas de l’allemand non plus, ça, j’en suis sûr… Des étrangers.
Mes filles viennent m’expliquer quelque chose. Au sujet de l’enterrement. De ma femme, je sais.
J’attends.
Un couple est près de moi. Et vous, vous faites quoi ici ?
– On est venus voir la nonna. Tu sais qu’il y a des affiches funéraires dans toute la ville ?
– Quelle nonna ? Qui la connait, ta nonna ? Moi, ma femme est morte.
– Ma nonna, c’est ta femme. Ton petit-fils, je suis. Tu as déjà oublié. On est arrivé ce matin avec ma sœur et mon père, depuis la Suisse, pour dire au revoir à ma grand-mère.
– Ah bon ! Et elle, c’est ta femme ?
– Quelle femme ?, répond la jeune fille. Sa sœur, nonno ! Je suis ta petite-fille. Tu ne te souviens pas que tu venais me chercher à l’école, les poches pleines de bonbons ?
Elle me sourit. Elle m’embrasse. Ça sent bon les figues dans ses cheveux. J’aimerais bien manger une figue moi. Parfois, j’en cueille avec mon bâton, sur l’arbre dans la cour, sans que la badante me voie. Je sais comment m’y prendre. D’ailleurs, quelle heure est-il ? On ne déjeune pas aujourd’hui si je comprends bien.
Je vois ma fille aînée s’énerver. Ça y est, elle va encore faire du scandale. Elle s’énerve contre sa sœur en plus. À quoi ça sert ? Qu’est-ce qu’on peut y faire ? Il faut attendre. De toute façon, ma femme est morte. Moi je reste ici.
Une femme entre dans la pièce. Ben dis-donc. C’est une tenue pour un dimanche, ça ? Elle est habillée comme les femmes qui rôdaient le soir près des chantiers, quand je terminais ma journée de travail, à Zurich. Dottore ? Comment ça, elle est médecin ? Pourquoi elle s’approche de ma femme ? Elle penche sa tête au-dessus de ma petite Vituzza. La voilà qui va s’asseoir au bureau maintenant. Elle écrit quelque chose sur une feuille… qu’elle tend à ma fille aînée.
J’attends. Moi, ma femme est morte. Il y a des gens qui pleurent, debout derrière le cercueil. Et on ne peut plus rien y faire. Ça y est, Angioletta ! Ma fille cadette vient d’arriver. Et lui, ce doit être son mari je suppose. C’est bien.
«C’est l’heure ! C’est l’heure, papa, il faut y aller.»
Oui, il faut y aller, mais où ?… Ah, oui, à l’église. Allons à l’église !
..
À suivre
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