Adieu, c’est d’abord l’histoire de deux phrères d’âme, d’armes et de sang. Phrères comme ont pu l’être avant eux tous ceux qui se sont reconnu une filiation, une fraternité avec les jeunes fondateurs du Grand Jeu, l’audacieuse et mystique revue « simpliste » lancée en 1928 par René Daumal et ses condisciples..
Lorsque j’ai appris que le numéro 2 de la revue Adieu était sur le point de sortir, mon visage s’est tellement illuminé que ma copine a cru que j’allais lui annoncer une naissance ou un événement merveilleux du même genre. Alors que c’est justement ça pour moi, la sortie d’Adieu : une naissance. Ou plutôt La Naissance. C’est Noël. Et l’attente, avant la sortie du nouveau numéro, c’est comme l’Avent. On sait qu’on va déguster, qu’il va se produire quelque chose de sacré, de révolutionnaire.
Libre à vous de penser que j’allais vite en besogne. Le premier numéro, en 2016, était déjà grandiose. J’y avais trouvé des textes d’une justesse et d’une sincérité rares. Un manifeste, en particulier : Les Boussolés, de David Vesper, écrit de l’intérieur et pour notre génération. Un texte lucide, impitoyable et, en même temps, plein d’humanité et de détermination. A vingt ans comme à trente, c’est une bouffée d’air pur de lire un texte comme celui-ci, qu’on vive à Paris ou ailleurs. J’en avais déjà parlé, et sans dissimuler mon enthousiasme, j’aime autant vous prévenir.
Après trois fois neuf mois d’attente – depuis la sortie du numéro 1 –, les frères Vaché, qui se font appeler Vesper, ont fait part, en septembre 2018, de la naissance imminente du numéro 2, par une vidéo les montrant tous deux chez l’imprimeur. On y décelait quelques pages, prometteuses, en grand format. À ce moment-là pourtant, on ne savait rien des complications, des contractions ni des douleurs de l’accouchement du #2 – je n’en dirai pas davantage ici. On ne savait pas non plus que le nouveau venu n’aurait pas grand-chose à envier à son « grand-frère ».
Tout remiser, pour faire deux fois plus fort, comme Céline avec Mort à crédit, comme Zidane pour sa dernière Coupe du monde… En voilà un projet ! Je pressentais le gros coup, car pour l’heure, je ne pouvais m’en remettre qu’à mon intuition. Je connaissais trop bien David – si peu, en réalité – pour deviner 1. qu’ils n’allaient pas s’arrêter en si bon chemin, 2. que si cela prenait tout ce temps pour sortir un deuxième numéro, il y devait y avoir d’excellentes raisons et peu importe si elles nous échappaient, à nous lecteurs. Que d’éloges, me direz-vous. Mais qu’est-ce que j’y peux, moi, si une seule revue renferme tant de talent ?
Le poids des mots, le choc des tableaux
Le coup, c’était déjà d’avoir créé quelque chose de nouveau, de visuellement original. Même au toucher, la revue caressait l’excellence. Des revues, il en sort chaque semaine dans la francophonie. Mais si on considère les revues littéraires, disons, sur les vingt dernières années : qui a fait mieux ? Qui peut se vanter d’avoir lancé une publication, comme on dit, dont rien que l’objet est, en soi, une petite œuvre d’art ?
© Revue Adieu
En plus d’être de la très belle ouvrage, sans publicité, sans code-barres, sans laideur ni lourdeur éditoriale, Adieu était mythique dès sa sortie, aussi parce qu’elle n’avait pas de concurrente digne de ce nom. Ce sont les autres, en comparaison, qui passent pour des amateurs. Et comme vous le savez bien, le goût n’est pas tout, autrement dit, il n’est rien. Le mauvais goût, pourtant, serait de vouloir vendre Adieu parmi les torchons « littéraires », dans les Relay de toutes les gares ferroviaires, dans toutes les succursales moquettées et malodorantes de la Fnac… Jamais de la vie ! Adieu se vendrait en ligne, sans intermédiaire, ou à la galerie de Marc-Édouard Nabe, celle qui a vu naître et passer tant d’instants hors du temps.
« L’arène pour nous, c’est Paris »
Le coup d’Adieu #1, c’était ensuite et surtout le fond, parfaitement cohérent avec la forme, à savoir radical, libre, révolutionnaire. Et même si les idées des auteurs sont par ailleurs discutables, c’est être objectif que de le reconnaître. On peut détester chaque ligne de la revue et en combattre chaque idée, condamner chaque insurrection et vouloir disperser chaque barricade d’une révolution, tout en reconnaissant, Sire, que c’en est une, de révolution !
« Un bleu de Monet pour toute la bibliothèque de Babel ! »
Un texte artistique sur la peinture de Monet et le cinéma de Terrence Malick, un poème rostando-kouachien, des tableaux inédits, un appel à la MalcolmXisation des Musulmans, une traduction inédite d’un texte de John-Cowper Powys sur Nietzsche, trois tableaux inédits de Marc-Édouard Nabe… et surtout, une « ouverture » de la revue qui posait bien les choses. On y apprenait que les frères Vaché sont les descendants d’un autre, moins méconnu : Jacques Vaché.
« Jacques Vaché a fait la guerre de 14, nous ferons celle de 16. »
Vous n’avez que faire de la littérature et de la peinture? Eh bien, que vous leur préfériez le cinéma, la musique ou la politique, le numéro 1 parlait aussi de David Bowie, de Spike Lee, de l’excision, du mouvement des Indignés, de Raqqa, de selfies et des attentats du Bataclan. On ne peut pas être hermétique à tout cela à la fois quand on a vingt ans. Ou alors on n’est plus tout à fait vivant.
Le poème Cyrano des Buttes-Chaumont est un modèle du genre. N’importe qui fait des cover sur YouTube de nos jours. C’est sympa, les reprises. Mais qui est capable d’écrire un triple hommage en alexandrins ? Un hommage au génie d’Edmond Rostand, au panache de Cyrano de Bergerac et à l’insurrection terroriste des frères Kouachi…
Soyons clair, c’est un scandale d’écrire et de publier une chose pareille – que dis-je ? – un attentat ! Un véritable attentat poétique et politique à la fois: une bombe noble, ça existe. Donner un sens métaphysique à des attentats meurtriers, c’est inadmissible pour nos contemporains, ça passe forcément pour de l’aveuglement, de la stupidité, toujours. Et pourtant, il y a des jeunes gens en France, en Suisse ou ailleurs qui, sans être musulmans ni assoiffés de sang, ont estimé que la kalach des frères Kouachi avait quelque chose de l’épée de Cyrano !
Et même sans partager l’analogie. Est-ce que nous, face aux terroristes, serions les seuls à savoir ce qu’est la vie ? À comprendre quel sens et quelle valeur elle a ? Ceux qui ont lancé Adieu, qui ont écrit et publié des textes qui font des djihadistes leurs frères, ont pris des risques énormes. Pour tenter de réveiller les consciences endormies et pourtant si jeunes. À la même époque où des gens de vingt ans étaient massacrés par d’autres gens de vingt ans, le 13 novembre 2015. Pas en Syrie, pour une fois, mais en France.
Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu
Une France et surtout une jeunesse – celle des Indignés, du Bataclan et de tous leurs clones –, complètement somnambule, galvaudée. Bien assise et obéissante à l’école et au boulot, elle se rêve parfois debout, le poing serré, mais alors quand elle se lève, c’est complètement léthargique, prévisible, affligeante, à Paris comme à Charlottesville… Lire Adieu c’est croire au salut des âmes, ne pas désespérer. Une lecture en guise de balle dans le barillet. Encore faut-il savoir qu’en faire…
Le poison de l’indifférence…
Quand Fernando Pessoa a lancé la revue Orpheu, un siècle avant Adieu, dans un Portugal tout juste sorti de la monarchie, il y en a eu des critiques acerbes contre la clique moderniste. Tout le monde ne s’est pas extasié immédiatement en criant au génie. Mais aujourd’hui, c’est pire ! Et je ne compare pas la plume de Vesper à celle de Pessoa, ni même leurs talents respectifs. Adieu #2 est paru à l’automne 2018 et comporte un inédit d’Apollinaire. Oui, Guillaume Apollinaire, celui dont on célébrait (si mal) le centenaire de la mort, il y a quelques jours à peine…
Eh bien, ce poème, personne n’en parle ! Pas une ligne dans le moindre journal. Pas la moindre allusion, nulle part. Indifférence crasse. Apollinaire n’était d’ailleurs pas que poète mais aussi soldat « mort pour la France ». Mort par la France, plutôt ! Qu’un jeune homme découvre et publie un texte inédit d’Apollinaire, sur la Grande Guerre de surcroît, ça n’intéresse apparemment pas nos contemporains. Et ce n’est pas faute d’avoir signalé l’événement à des dizaines de journalistes-fantômes via Twitter !
Tristement, ce n’est pas tout, sur l’ardoise déjà très salée du silence médiatique. On trouve dans Adieu #2 des inédits de Victor Hugo – dont je ne dévoilerai pas ici la nature –, excusez du peu. Sans parler des pages du journal de Jean-Jacques Lefrère, écrites lors de son voyage à Aden, sur les traces de Rimbaud. Des textes aussi de Philippe Sollers (une interview, en fait) et de Marc-Édouard Nabe (j’y reviendrai) qui n’ont pas fait davantage de bruit. À croire que prononcer leur nom filerait la conjonctivite…
… et celui de la jalousie
Ou alors, les journalistes n’ont même plus besoin de scoop. J’en veux pour preuve le mépris total pour l’entretien obtenu in situ par les frères Vesper avec Jawad Bendaoud ! Sur les lieux du soi-disant crime du « logeur de Daech », l’un des hommes les plus haïs de France – et dont le procès se déroule en ce moment même. Une entrevue de 30 pages, réalisée sur plusieurs nuits, publiée dans Adieu #2, ça aussi, ça leur passe au-dessus de la tête ! Ou alors, ce n’est plus de l’indifférence, mais de la jalousie pure. Ce qui serait moins grave, d’une certaine manière. Tant pis. Adieu fait face au torrent médiatique d’informations futiles – donc de silence –, mais cette ombre relative la rend finalement plus lumineuse.
Sur sa page Wikipédia, Jawad est qualifié de « criminel français ». Pourquoi n’a-t-on pas eu, alors, comme Spaggiari ou Mesrine avant lui, son interview dans Paris Match ? Là, Adieu, littérairement et médiatiquement, c’est eux qui le font, le casse du siècle !
En 1929, Le Grand Jeu publiait une lettre inédite d’Arthur Rimbaud. Inspirant, n’est-ce pas ? Sauf qu’à l’époque, l’enjeu éditorial n’était pas le même. Aujourd’hui, la trouvaille et la publication dans Adieu d’un poème inédit d’Apollinaire devrait logiquement entraîner une nouvelle édition de la Pléiade… et toute une série d’émissions dites littéraires. On peut rêver.
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Lettre inédite de Rimbaud publiée dans Le Grand Jeu
La presse mainstream fait l’autruche, soit, mais Internet n’en parle pas davantage. Same shit. Deux-trois tweets et autres allusions à la revue parsèment la Toile, et basta. Une revue est lancée, telle une fusée dans le néant contemporain, qui s’affranchit de toute récupération possible, renverse la table où sont vautrés tous les parasites et les ingrats du monde des lettres, et qui illumine le ciel gris au-dessus des militants, de tous les pleurnichards dépressifs de notre époque, mais tout le monde s’en fout. Les Gaulois n’ont plus peur que le Ciel leur tombe sur la tête. Ce qui compte, c’est combien ils ont toutes et tous encore économisé dépensé au black friday ! Ça n’est qu’une revue, d’accord. Mais ça dit beaucoup des préoccupations de notre temps.
Alors dans tout ce silence, autour de la sortie d’une telle revue, comment ne pas voir une preuve de plus que les Français sont incapables, en réalité, de défendre leur culture et leurs artistes face aux djihadistes, comme ils aiment pourtant le clamer ?
Tout le cirque du 11 janvier 2015, c’était quoi au juste ? S’ils voulaient vraiment défendre la liberté d’expression, les téméraires de la République n’attendraient pas que des gens crèvent pour se bouger le cul. Se déclarer « pour la liberté d’expression » ne suffit pas. Sans le traduire en actes, ça reste de la fanfaronnade, autrement dit du bullshit. La « génération bataclan », ceux qui disent aimer la vie et célébrer la formidable culture française, où sont-ils quand il s’agit d’honorer Apollinaire, Rimbaud, Victor Hugo ? Qui s’insurge aujourd’hui, quand un écrivain est censuré ? C’est Charlie Hebdo, les valeurs de la France ? À force, on ne sait plus très bien.
Les éléments du Big Bang
Sans connaître Nabe et sa galerie (où les Vesper ont beaucoup vécu), sans savoir les effusions vitales qui s’y sont produites pendant plus de deux ans, on pourrait croire qu’Adieu arrive un peu comme un ovni. C’est le cas, souvent, pour les grandes œuvres. On ne les attend pas et pourtant, quand elles surgissent, c’est que quelque part, il y a eu les éléments et l’alchimie pour un big bang artistique.
Une galerie ouverte tous les jours, à n’importe qui. Pas un lieu cloîtré, avec un vigile, un entre-soi de mondains parisiens, non. Un lieu vraiment ouvert avec un artiste qui vivait là, qui peignait, écrivait, vendait ses tableaux, organisait des projections de films, des expos, discutait sans filtre avec le tout-venant, à toute heure du jour ou de la nuit.
Et dans cette galerie, quelle jeunesse ! De celle qui avait vingt ans au moment des attentats du Bataclan. Curieusement, c’est un artiste de quarante ans leur aîné qui a su les accueillir, les questionner, les écouter. Avec toute sa franchise et sa radicalité. Nul n’est forcé d’y adhérer, bien sûr. Pourtant, sa galerie a permis des rencontres insolites à plus d’un titre. Quand David Vesper écrit « Mon royaume pour une galerie » ou quand il écrit « Galerie » avec une majuscule dans son manifeste, c’est à la sacralité du lieu qu’il rend grâce, à sa métaphysique. Un sacré sans règles, sans interdits.
Et ces personnages romanesques autour d’un Nabe en orbite, – ignoré mais au sommet de son Art – avaient trouvé à la galerie un terreau des plus fertiles pour créer et se révéler. À elle seule, l’histoire de ce clochard polonais, Darius, – à la fois modèle du peintre Nabe et vendeur de ses livres en plein Paris – est prétexte à roman. Avis aux amateurs !
Adieu, c’est autre chose qu’un manifeste de Nuit Debout, autre chose qu’un tract pour parler de concepts flippants comme l’« intérêt général » ou la « transition énergétique ». Autre chose qu’une revue « alternative », de contre-culture ou « trans-courants », toutes ces étiquettes sinistres. Si c’était une revue de plus, poussiéreuse, nostalgique ou simplement « progressiste », qui voudrait, à choix : ressusciter les grands regrettés du passé ou leur cracher à la gueule, si c’était ça Adieu, ça n’aurait aucun intérêt. Or, cette revue renferme des perles. Il suffit de l’ouvrir pour s’en rendre compte.
« Écrire Adieu, c’est une prière »
Du sexe, des fringues, de la musique, de la poésie, il y a tout ça dans cette revue, mais en vingt fois mieux que partout ailleurs. Kanye West n’y est qu’un minuscule humain (et pourtant si grand!) mais sa voix résonne jusqu’au firmament, là où seuls les cyclones et les tornades ont droit de cité (L’asile des peureux, Adieu #2).
Dans Les Honteuses, comme dans L’asile des peureux, David Vesper démontre combien son écriture évolue avec le temps. Son maniement subtil des anglicismes perdure, of course. On distinguerait son « je » entre mille. Et pourtant, il sait aussi l’effacer un peu pour parler à travers des « personnages », dans une saynète de théâtre. Il n’aura pas toujours vingt ans, mais on le reconnait bien. En attendant, sa plume tantôt pamphlétaire, tantôt pittoresque lui sert à conter les pirouettes morales et les galipettes carriéristes d’Asia Argento et sa clique de libidineuses-vengeresses. Sur fond d’affaires Weinstein et Ramadan, l’auteur nous livre sa vision des femmes. Et sa lecture de l’époque: le désenchantement que rencontre l’idée de l’amour chez les millenials est une affaire sérieuse, trop sérieuse pour la laisser aux actrices – si magnifiques soient-elles –, ou aux féministes.
Sur le blog d’Adieu, on avait déjà eu droit à un texte très «stylé», qui taillait un costard à Eddy de Pretto. Avec Habillés pour mille ans, dans Adieu papier, Pierre Robin signe une analyse vestimentaire audacieuse et drôle sur l’élégance des uniformes nazis. C’est GQ et les Inrocks, qui peuvent aller se rhabiller !
Et l’hommage de Julien Vesper au pianiste canadien Glenn Gould… On peut y lire quelques lignes dignes d’un vrai écrivain. Quand un musicien parle d’un autre, c’est sans doute là que le regard est le plus juste.
Entre mille autres choses, on choisira aussi d’évoquer le texte de Marc-Édouard Nabe dans Adieu, sa Lettre au juge. Non contente de posséder en garnisons des journalistes ignorants, tristes et lamentables, la France peut aussi se targuer de posséder dans ses tribunaux des procureurs et des juges (au moins deux) capables de censurer un texte d’un écrivain – sur la base de que dalle ! Eh bien, mon colon (comme on ne dit plus), cette bafouille de Nabe à son censeur – son demi-bourreau, en somme –, est une merveille ! Sur le plan littéraire ? Sur le plan politique surtout. Un acte anarchiste, comme il en a le secret. Pour celles et ceux qui n’ont pas suivi les péripéties judiciaires de Nabe, on sait qu’il refuse désormais de combattre et de se défendre sur ce terrain-là. Une Lettre au juge, en guise d’adieu d’un artiste à la justice française, un adieu à la justice des hommes.
« S’il y a des résidus de prophète, des poussières de Christ à chercher sur terre, c’est certainement entre deux frères. »
L’aventure entamée par deux frères, deux êtres éternellement liés, semble bien partie pour durer. Et même si Adieu devait ne plus paraître, l’heure n’est pas à la conclusion, mais bien à l’ouverture. L’occasion de réaffirmer ce qui valait déjà au lancement de cette revue si particulière : Adieu et ses auteurs ont rendu ses lettres de noblesse à la jeunesse. Pas sûr que celle-ci le leur pardonne.
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