On se croirait dans Half-Life. Pour visiter l’exposition virtuelle de Marc-Édouard Nabe « Grands Pédés », on charge en fait un « jeu » qui rappelle le célèbre FPS peuplé de créatures malfaisantes. Sans pied-de-biche, par contre. Sur les murs de cette galerie , des aquarelles, du fusain, de l’encre… Douze tarlouzes grandioses à l’honneur, 120 toiles fascinantes.

Dieu merci, Nabe n’a pas faibli d’un iota. Sur Internet, il y a ceux qui réclament sans cesse de ses nouvelles, oubliant que le silence n’est pas un oubli. Régulièrement, pourtant, ses coups d’épée réaffirment le panache et la verve de l’artiste. Après la fermeture de sa galerie il y a tout juste deux ans et en attendant le prochain tome de sa saga sur le complotisme, Les Porcs, Nabe a dégainé une fois de plus et rappelle, à ceux qui l’enterrent un peu vite, le tireur d’élite qu’il demeure dans ce game.

Voir l’exposition virtuelle « Grands Pédés » de Marc-Édouard Nabe

Aux manettes de sa vie comme un kamikaze à celles d’un 747, Nabe joue dans la cour des tout grands. Et depuis qu’il s’est affranchi des diktats de l’Édition, c’est lui qui fixe les règles. Celles du Grand Jeu, celui de l’Art. Pendant que ses contemporains se contentent de gloire éphémère et de flatteries factices de la part du monde des Lettres ou de celui de la Culture, Nabe ne joue ses cartes que pour l’Éternité. Boycotté, exilé, l’artiste continue de publier, de créer des œuvres et des systèmes, d’inventer des univers parallèles. Et s’il ne cesse de rendre hommage à tous les inspirateurs qui peuplent son Panthéon personnel, jamais on n’y décèle de nostalgie.

 

Bien sûr, une galerie virtuelle, ce n’est pas le Cours Mirabeau d’Aix-en-Provence ni le quartier Saint-Michel à Paris. Mais ces lieux appartiennent au passé. Nabe n’est pas du genre à se morfondre. Plus d’éditeur? Nabe crée l’anti-édition. Plus d’invitations dans les médias? Nabe lance sa propre gazette en ligne, Nabe’s News. Plus de galerie pour exposer sa peinture? Il accroche ses toiles sur la Toile. Après avoir créé une série de web-réalité, les Éclats, c’est donc sur la base d’un jeu vidéo que l’artiste invite le chaland à pénétrer dans son monde. Et ce monde virtuel sert le monde réel. Pas l’inverse. Car si la galerie est virtuelle, les tableaux, eux, existent bel et bien. Tout comme les livres anti-édités. À 60 ans, Nabe est si vivant, si prolifique qu’il semble n’en être qu’à la moitié de sa vie artistique (half-life) que certains appellent carrière.

Rainer Werner Fassbinder

« Grands Pédés », donc. Pas n’importe lesquels. On n’est pas à la Gay Pride. Ce qui compte, c’est avant tout le génie de ces hommes (et de cette femme: Gertrude Stein), pas leur orientation sexuelle. Comme il l’affirmait déjà il y a vingt ans lors d’un débat télévisé face à Guillaume Dustan, ces grands artistes: Pasolini, Genet, Wilde étaient sexuels avant d’être homos. Ils ne revendiquaient rien, ne militaient pas, ils se contentaient, si j’ose dire, d’être et de créer !

« L’homosexualité en art est un luxe solaire. », M-E Nabe, Oui

On sait l’admiration de Nabe pour le Marquis de Sade – sur lequel il écrivit de superbes pages, notamment, dans Au Régal des Vermines. Mais quand il évoque, peint et expose ses idoles pédérastiques, c’est pour en faire des héros homériques, pas des personnages des Cent-vingt Journées de Sodome. Voilà pour ceux que le mot « pédé » fait grimacer.

En flânant dans la nouvelle galerie de Nabe, on passe du making-of filmé d’un portrait de Baudelaire à un couloir dédié à Marcel Proust. Un auteur que Paul Claudel avait du mal à lire. Nabe en parlait, en 1988, avec Pierre-André Boutang, dans l’émission Océaniques. Avant de lire un extrait de Sodome et Gomorrhe de Proust, Nabe répond à Boutang qui lui demande ce qui, chez Proust, désespère le plus Claudel: « Dans l’ordre: premièrement, sa pédérastie; deuxièmement, sa pratique de l’introspection; et troisièmement, l’oisiveté de ses personnages. Claudel n’a pas vu que dans l’oisiveté des êtres proustiens, il y avait aussi une tragédie qui était celle de ne pas connaître Dieu ».

Verlaine et Rimbaud

Si Nabe confie être parti de la pratique introspective de Proust pour « rejoindre cette fantastique peinture de l’univers extérieur qu’exige Claudel pour tout artiste », il n’est toujours pas ce vieillard croulant (et oisif!) qu’il disait rêver de devenir, lorsqu’il avait vingt ans. Et on peut dire qu’il connait ses dieux.