Lettre à Ladyzunga
… me demandent si je suis un garçon ou une fille…
Casey, Pas à vendre
Lady,
C’est trop con, vraiment. On dit souvent que les gens qu’on apprécie partent trop tôt, comme si chacun d’entre nous se baladait avec une montre réglée sur le sablier du Temps. Comme si on savait mieux, nous, quel est le bon moment pour que la vie mette les voiles, pour qu’elle prenne la poudre d’escampette, vers l’Éternité. Et pourtant, je suis sûr qu’il était trop tôt pour toi, car tu semblais lui en faire voir de toutes les couleurs, à la vie. De tous les goûts aussi.
Le hardcore, c’est de la merde.
Bon, les goûts et les couleurs, au final, on s’en fout un peu. Je le dis d’emblée comme ça c’est plié : les goûts des gens en matière de musique, de sexe, d’architecture ou de cuisine, j’en ai rien à secouer. Je n’ai pas à avoir un avis là-dessus. Pour moi, le hardcore, c’est de la merde, mais ça n’a aucun intérêt de connaitre mon avis et d’ailleurs, si je le dis comme ça, c’est sûr que ça parait méprisant. Du coup je ne dis rien. Soit on réécrit l’Évangile à chaque phrase, en faisant siennes, et magistralement, les sublimes injures du Christ à l’égard des pharisiens hypocrites – « serpents, race de vipères ! » –, soit on ferme sa gueule. C’est comme ça que je vois les choses. Prendre la parole est un acte violent. Il faut en assumer le côté érotique, transgressif, tyrannique, mystique, déflagrateur. Dire d’une femme qu’elle est belle ou d’une fleur qu’elle sent bon, c’est indécent. Si mes lèvres ne brûlent pas du feu sacré de l’Olympe, si, en prononçant les mots qui peuplent ma pensée, elles n’allument pas un brasier ardent dans l’oreille de mon interlocuteur, qu’elles restent scellées à jamais ! Sésame, ferme-la !
Revendiquer l’insulte et la sublimer, voilà la parade !
Je crois que tu n’aimais pas trop les étiquettes. Pour moi, les étiquettes ça peut être au moins deux choses très différentes. Le morceau de synthétique, aussi laid qu’insupportable, qui orne la plupart de mes fringues, ou le petit morceau de papier amoureusement calligraphié par ma mère, avant de s’accoupler au pot de confiture encore tout tiède de l’alchimie des recettes familiales. Il y a les bonnes et les mauvaises. Celles qu’on déchire et celles qu’on brandit comme un étendard de pirates ! «Nous sommes de dangereux pillards sans foi ni loi, tremblez, moules à gaufres !» Voici, en gros, ce que signifiait le pavillon noir qui terrorisait n’importe quel marin d’eau douce. Revendiquer l’insulte que la société nous fait et la sublimer, voilà la parade ! Chaque fois qu’on parle, chaque fois qu’on écrit, chaque fois que l’on s’exprime en faisant vibrer son cœur ou ses cordes vocales, on prend le risque de choquer, d’offenser. Tu le sais mieux que moi, Lady. Rien que ce diminutif pourrait t’offenser et pourtant je l’ai choisi, parmi d’autres possibilités que j’avais de t’interpeller. Mais ce qui compte, c’est ce que toi tu fais des mots qui sortent de ma bouche et de ma plume.
Quand je parle, je suis Dieu.
Il y a des mots ignobles. Tous ne se valent pas. Quand je parle, je suis Dieu, je m’octroie le droit de vie et de mort sur chaque parole. L’une me fait de l’œil, elle a mon attention ; une autre me fait jouir, je la couche sur le papier ; une troisième me dégoûte, elle n’a pas droit de cité. Parler, c’est sacré. Les choses ont un nom, deux, quinze, mille ! Les gens aussi, si ça leur plait. Tu en as fait quoi, de ton nom, le jour où, majestueusement, tu as ri au nez de la société froide et insensible, en changeant ton prénom pour l’alphabet tout entier ? Est-ce qu’il a continué d’occuper tes rêves ? Comment t’appelait la petite voix dans ta tête ? Tu sais, celle qui te pousse à te lever le matin, à faire des projets, à conquérir le monde, ton monde ! Est-ce que vraiment tu es devenue ce qu’on ne peut s’empêcher d’appeler – parce que c’est tout ce qu’on sait faire, nous les humains –, une anonyme ?
Baiser le genre, pourquoi pas.
Baiser le genre, pourquoi pas. Ça peut être un moyen de jouir encore mieux de la vie. Niquer l’âge, l’origine, la classe sociale… soit. Et niquer (je veux dire anéantir) son prénom ? C’est un sacré pari, quand on y pense. Quand je rencontre quelqu’un, ce que je veux savoir c’est comment ce quelqu’un s’appelle. Afin que plus jamais, il ne soit un quelqu’un. Et peu importe si je connais vingt-trois Marie et quatorze Ibrahim. Lorsque je pense à chacune et à chacun d’entre eux, il n’y en a pas deux qui sonnent pareil. Chaque Marie sonne comme sa voix qui annonce son prénom, avec ce mélange unique d’émotion, de timbre vocal, d’exotisme et de charnalité. L’étiquette, au final, c’est la partition du musicien. À lui d’interpréter les notes comme il les sent. Personne ne peut jouer le Miserere de la façon que Mozart l’a entendu à la chapelle Sixtine. Et alors ? Faudrait-il pour autant garder le silence à jamais ? Ou remplacer ses notes par n’importe quelles autres ? Se refuser la gloire de pleurer de bonheur et de s’incliner, conquis, devant tant de génie ? Faire le jeu des aphones et des blasphémateurs ? Ceux qui considèrent que parler, rire, chanter, jouer de la musique ne sont pas des allers simples vers l’Éternel…
Je suis sûr que tu aimais les plats épicés, relevés, parfumés, marinés, sublimés, enchantés. À voir la beauté de tes masques, l’originalité des apparences que tu t’étais choisies au gré des saisons, des humeurs ou des coups de colère (que sais-je !), je me doute que ta sensibilité était à fleur de peau pour tous les actes qui forgent la vie d’un être humain proche de la plénitude. Les mots ont un sens, un parfum, une musicalité qui rappelle celle des aliments qu’on cuisine : il y a mille et une façons de les faire parler, chanter au contact de la poêle et grésiller dans la friture…
Que serait la vie sans le langage ? Je conçois que tu as voulu échapper à tous ces codes, au fichage, au flicage, au filtrage opéré par les administrations, ces sinistres temples de nos sociétés. Je conçois l’envie de briser l’enclos sémantique, social, politique qui, inévitablement, se construit autour d’un nom. « Je suis tout et rien », tu ne pouvais rien dire de plus métaphysique.
Quelle plus belle prison à démolir que celle de la paperasse du Pouvoir ?
Or je crois qu’il était trop tôt et qu’il te restait encore bien des digues à franchir, des tables à raser, des salauds à choquer et des systèmes à enculer. J’imagine, oh comme j’imagine à merveille, le spectacle que cela eût pu être de te voir exécuter, dans la nuit bogotanaise, l’autodafé de tes papiers d’identité ! Quelle plus belle prison à démolir que celle de la paperasse du Pouvoir ? Celle qui, bien au-delà de nos noms dont il se moque éperdument, nous identifie comme des numéros ! Abcdefg Hijklmn Opqrst Uvwxyz, mais pourquoi pas 0123456789 ? Offenser le système n’est que la première étape de tout sursaut révolutionnaire. Pour qu’il renaisse un jour de ses cendres, purifié, il faut l’abattre. Puisses-tu, d’ici là, ne jamais devenir une curiosité aux yeux des pharisiens hypocrites !
Nous sommes tous, déjà, des anonymes pour le système qui digère tous les rebelles et ne craint que les révolutionnaires. Nous sommes des quelqu’un, avec un numéro d’assurance sociale. Nous sommes des riens, et pourtant nous sommes aussi le Tout, chaque fois que nous nous rappelons le son de la voix des êtres qui nous entourent, la saveur des plats maternels et la splendeur d’une partition de Mozart. Peu importent la taille et le poids des étiquettes, pourvu qu’elles fassent sonner en nous un peu de musique.
Avec toute l’ambivalence de mon identité,
Youri
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Texte rédigé et lu dans le cadre de l’exposition :
« Chère Lady » de Victoria Maréchal, Genève, 2019
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