La vie est une chienne. Ou kouachienne, c’est selon. 2015 fut l’année de la bougie émotionnelle en France, comme à peu près partout d’où l’on a vu sortir des #JeSuisCharlie, des #PrayforParis et des #JeSuisEnTerrasse. Les frères Kouachi ont allumé une mèche vengeresse en passant la rédaction de Charlie à la kalach. De ce carnage à celui du 13 novembre, en passant par les assauts du GIGN et du RAID contre les terroristes, ont jailli une fois de plus, comme d’un puits de pétrole, la littérature et le swing de Marc-Édouard Nabe.
Elle devait s’y trouver depuis trop longtemps. La saillie littéraire et forcément musicale de Nabe ne demandait qu’à sortir de sa paire de couilles agonisante. Le Monde a relaté sans grand talent la presque inénarrable traque des frères Kouachi et d’Amedy Coulibaly. Jazzman du verbe, Nabe a immortalisé à sa manière la trame des attentats, de la rue Nicolas-Appert jusqu’à l’imprimerie de Dammartin-en-Goële et l’Hyper Cacher. Jouissive retranscription et interprétation des événements du 7 au 11 janvier, le texte se trouve dans le deuxième numéro de Patience, intitulé La Vengeance de Choron, né de la tempe éclatée des sacrifiés et de la trempe du premier.
Sur Patience 1 : Bagatelles pour le Djihad
Free Jazz pour les Kouachi Brothers
Deux orchestres, le RAID et le GIGN, ont lancé deux assauts simultanés. « Un même morceau joué en même temps », que Nabe compare au disque Free Jazz, enregistré à New York le 21 décembre 1960 par les deux quartets croisés d’Ornette Coleman et d’Eric Dolphy.
Juste avant que la nuit tombe, les deux solutions finales vont en effet exploser en même temps, dans le bruit, la fumée, les images fracturées, les coups de feu, les écorchures, les cris, les soubresauts, sur fond de néant propagé par les infos hoquetantes… Gargouillis étranglés de clarinette basse et rafales de saxos alto d’assaut ! Bâtons d’explosifs et baguettes de batterie! Grenades et trompinettes à sourdine ! Breaks de kalachnikovs ! Coups de feu et de cymbales sourdingues…
Patience 2, Marc-Édouard Nabe
Retour en arrière. Le 7 janvier 2015 prenait fin l’exposition de Nabe sur ses années Hara-Kiri. Collection de dessins obscènes, espiègles ou carrément méchants de l’adolescent de seize ans qui avait fait toc-toc rue des Trois-Portes, en 1975. Wolinski, Siné, Gébé ! Il les a tous bien connus, ces géants du dessin. C’est dans la même galerie du Vème arrondissement de Paris qu’eut lieu, il y a un an, le vernissage de son magazine Patience sur Daech, Un État de grâce.

Au mois d’août, dans la rue où Hara-Kiri avait connu son âge d’or, Nabe accouchait d’un nouveau régal qui se mange froid : La Vengeance de Choron. En rendant justice à leur génie, Nabe rendait aussi justice à la lâcheté des vieux dessinateurs de Charlie Hebdo qu’il avait longtemps admirés. Aidé par Cavanna, Philippe Val avait déjà cocufié une première fois le Professeur Choron, fondateur de Charlie Hebdo première époque avec l’auteur des Ritals. En crachant semaine après semaine sur les Arabes à qui il préférait Nicolas Sarkozy, Val avait fabriqué un journal néo-conservateur, pro-flics, pro-sioniste, raciste, estampillé gauche-libertaire-rigolotte-pipi-caca-droit-au-blasphème.
C’est un travail de titan qu’a fait Marc-Édouard Nabe sur TOUS les numéros de Charlie Hebdo 2ème époque, soit depuis 1992. Couv’ après couv’, mouche après mouche, burka après burka, bombe après bombe, les Arabes qui peuplent les dessins de l’hebdo, sous couvert de droit au blasphème et de critique de l’islamisme, en prennent toujours plus dans la gueule. Et pas qu’en Une. Il fallait se les taper en entier, les numéros de Charlie, pour trouver les dessins ignobles et insultants. Sans parler du Prophète, sorte d’abruti qui renie même ceux qui tuent et se sacrifient en son nom. Il n’y a qu’à voir le dessin de Luz en couverture du numéro post-apocalyptique, où Mahomet tient un panneau « Je suis Charlie ». Ben voyons.
Si les Kouachi ont crié au monde entier qu’ils ont « vengé le prophète Mohammed », pour Nabe, ils ont aussi vengé Choron. Sans le savoir, sans doute. Qu’importe ! Et les cibles, alors ? Pour Laurent Joffrin, rédac’ chef du Nouvel Obs, « Ils ont visé Charlie, c’est-à-dire la tolérance, le refus du fanatisme, le défi au dogmatisme. Ils ont visé cette gauche ouverte, tolérante, laïque, trop gentille sans doute, indignée par le monde mais qui préfère s’en moquer plutôt que d’infliger son catéchisme ». Vraiment ?

Génération Bataclan
Après les attentats du 13 novembre, Libé s’est immédiatement fendu d’une Une sur la « Génération Bataclan ». On eut un temps la Beat Generation et le bebop calqué sur les battements de cœur de Charlie Parker. Aujourd’hui, le tempo a changé. La jeunesse visée par les attentats, celle du XIème arrondissement de la capitale, c’est celle qui adopte un « mode de vie hédoniste et urbain » (Libé). Qui vit dans un monde « tolérant, libre et humaniste » (Léa Salamé), attaquée par ceux « qui aiment le néant, alors que nous aimons la vie » (Yann Moix, 14 novembre 2015).
Dans sa galerie parisienne, Marc-Édouard Nabe et sa jeune clique d’admirateurs ont filmé des fragments de vie, de rencontres et de littérature. Dans les jours qui ont suivi les attentats de novembre, on l’y voyait produire une apologie du terrorisme d’une empathie rare. D’une approche politique de la guerre franco-daechienne (frappes militaires françaises dès 2014) à une analyse rythmique et musicale de « la perversité du rock », l’écrivain, qui fut avant-tout peintre et musicien, pose un regard révolutionnaire et même métaphysique sur le carnage sacrificiel des jihadistes.
Quelle est la civilisation qu’on veut défendre face à Daech ? Celle de Molière et de Louis XIV, s’interroge Nabe ? Ou celle de l’apéro et des concerts de hard-rock ? Yann Moix, lui, a sa réponse : « La France attaquée est la France populaire qui aime le foot, la France récréative qui aime dîner le vendredi soir et la France de la musique ». Quelle musique ? Pas le jazz, on s’en doute.
Sur le plateau de Laurent Ruquier, au lendemain des attentats, Jean-Luc Mélenchon revendiquait sa haine et son mépris « envers les agresseurs, lâches, assassins et méprisables ». Lors des commémorations de ce début 2016, devant l’Hyper Cacher, Manuel Valls a enfoncé le clou : « Pour ces ennemis qui s’en prennent à leurs compatriotes, qui déchirent ce contrat qui nous unit, il ne peut y avoir aucune explication qui vaille. Car expliquer, c’est déjà vouloir un peu excuser ». Inutile donc, d’essayer d’expliquer que si la France, comme l’Espagne et la Grande-Bretagne autrefois, a été frappée par des attentats terroristes, c’est qu’il doit y avoir un lien avec la guerre qu’elle mène loin de ses frontières…
Et Nabe de renchérir : « (…) Ils ont tellement peur, c’est ça aussi… Pourquoi j’aime tellement l’Islam… C’est la peur, la peur que ça suscite chez les autres ! Ça, ça me fait rire, cette peur me fait rire !… La façon dont ça fout la trouille à ces connards de Blancs, de bourgeois français qui ont un goût de merde et qui ont persécuté tous les grands artistes et tous les grands penseurs de leur propre civilisation ! Voilà. C’est eux que je défends aussi ! Et le mal que les terroristes islamiques ou les moudjahidines islamiques font à l’esprit français, on ne peut pas s’empêcher de trouver ça réjouissant quand on sait comment les Français se sont comportés avec leurs plus grands esprits depuis des centaines d’années ! C’est impardonnable ! Donc il y a une connivence, les gens ne comprennent pas, une connivence entre l’esprit islamiste et musulman, qui n’a rien à voir avec la civilisation occidentale, et les subtilités les plus esthétiques, les plus artistiques de la civilisation occidentale même… Il y a une connivence, il y a un arc, comme ça… C’est moi qui le fais, cet arc !… Alors, je suis peut-être fou mais je sais ce que je dis… Entre Alfred Jarry, qui avait un revolver et tirait comme ça, en l’air, habillé en pantalon de golf, qui a créé « Ubu roi », et un terroriste islamiste qui tire vraiment sur les gens aux terrasses des cafés, pour faire payer à la France son implication dans une croisade qui ne devrait pas être la sienne, au peuple français, eh bien il y a un cousinage. Je suis désolé. Il existe dans les ondes. Il existe dans le ciel. (…) »
Daech ne s’y est pas trompé. En décembre, dans sa revue Dar Al Islam version francophone, l’État islamique citait abondamment (dans un dossier de dix pages!) le « mécréant » Marc-Édouard Nabe, rubrique : « les mots de l’ennemi ». Pour pousser la logique de la liberté d’expression à son comble[1], l’écrivain prône la parole au peuple. Mettre fin aux crispations et même aux violences qui déchirent la France depuis une année, c’est possible, rêve-t-il. Il suffit que la parole soit donnée, sur toutes les chaines de radio et de télévision, pendant une semaine, H24, à qui veut s’exprimer. Sans censure, sans journalistes. Et à Charlie, journal « ouvert et tolérant » (dixit Joffrin), on en pense quoi ?
[1] À écouter, la revendication des attentats de Paris déclamée par les frères Clain (audio)
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